Ferme ta bouche ! de Zita Naramé (2014) / Fiction

Hilly peut être fière de son parcours. Sortie indemne du premier génocide des Tutsis mandais en 1959, elle fuit les massacres en 1973, s’exile au Zaïre et devient agent de l’ONU. Une mutation au siège du CEPAS à Paris la hisse au poste d’assistante du Top Management. Elle qui a déjà tant souffert ne peut imaginer ce qui l’attend. Un homme, Trevor, prend ses fonctions à la tête du département, avec un plan de réforme jugé révolutionnaire. Celui qui se dit proche de Bush est un escroc, plusieurs fois condamné en Californie pour discrimination raciale et harcèlement moral exercé sur des cadres issus des minorités. La vie de Hilly va à nouveau basculer…
Née au Rwanda, Zita Naramé vit en France depuis plus de trois décennies, et connaît bien l’univers des organisations internationales. Son premier ouvrage, Ferme ta bouche !, s’inspire de faits réels.

Extrait

Mes racines, mes jeunes annéesJe suis née au début des années 1950, au fin fond du village de Rurama, loin du confort du monde moderne. Une seule route non bitumée traversait la province de Kibungo de part en part, jusqu’à la frontière de la Tanzanie, à quelques kilomètres du domicile de mes parents. Les véhicules à moteur étaient peu nombreux à cette époque, et de rares camions s’aventuraient parfois à l’intérieur des terres pour ravitailler les villages disséminés sur les collines. De notre maison, nous observions leur prudente descente de la piste sinueuse, dans une gigantesque colonne de poussière ocre qui semblait se figer, lorsque les mastodontes atteignaient la vallée de Kibaya, disparaissant de notre vue pour entamer la montée d’une piste raide, avant de s’immobiliser sur le plateau, le long du marché de Buliba, où les villageois attendaient le ravitaillement en produits d’importation.
Le bourg de Kibungo se trouvait à dix kilomètres à vol d’oiseau de la demeure familiale. C’est là que se trouvait la paroisse où se rassemblaient d’immenses foules venues célébrer les grandes fêtes religieuses, Noël ou Pâques, que personne en âge de marcher n’aurait raté. En dehors de ces périodes festives, un laïc conduisait l’office du dimanche dans l’église de mon village. Le curé se déplaçait rarement jusque chez nous, et son arrivée à moto créait toujours un événement pour une population enclavée, sans contact avec le monde extérieur. Les chrétiens se pressaient alors en masse au confessionnal, et la messe dominicale, chantée en latin, galvanisait la ferveur d’une population majoritairement illettrée. Les femmes accouraient au presbytère, chargées de victuailles pour Le Père Blanc* qui parlait parfaitement notre langue, et nous honorait de sa présence, rendant la vie attrayante les deux semaines que durerait sa visite. Pour les petits écoliers que nous étions, s’approcher de ce personnage intimidant était un acte téméraire. Pendant nos récréations, nous nous agglutinions en groupes compacts pour le guetter et le suivre à distance pendant sa promenade. Intrigués, nous le regardions égrener son rosaire ou lire son bréviaire, anticipant avec impatience le moment où il repasserait devant nous en effleurant de sa main chacune de nos têtes crépues, avant de regagner sa demeure d’un pas mesuré.
J’ai été baptisée à la paroisse de Kibungo où j’ai reçu les sacrements de Communion et de Confirmation. Le bourg abritait les administrations locales, l’hôpital et les commerces tenus par des Pakistanais et des Indiens venus du Kenya ou de la Tanzanie, qui ne s’exprimaient qu’en swahili. Mon père y faisait une expédition pour écouler sa récolte de café qui constituait chaque année un apport substantiel de revenus. A cette occasion, au cours des mois de juillet et août, juste avant la rentrée des classes, il prélevait une partie de la somme gagnée pour rhabiller de neuf toute la famille. Il revenait de la ville avec un approvisionnement en produits de consommation, conditionnés dans des emballages volumineux que nos employés transportaient sur la tête. Papa ramenait de belles étoffes aux couleurs chatoyantes pour les pagnes de ma mère, des tissus en tergal kaki pour confectionner ses propres habits et ceux de mes deux frères, et un assortiment de coupes en coton pour la fabrication de robes pour ses six filles. A peine de retour à la maison, il convoquait le tailleur du village qui accourait avec ses outils pour prendre nos mesures, avant de procéder au renouvellement de notre garde-robe. Chacun savait alors que ses deux tenues seraient économisées pour durer une année. Avec ce système, les petits n’avaient aucune possibilité d’hériter des vêtements de leurs aînés. (…)

Détails sur le produit
  • Éditeur : Les 2 Encres (20 janvier 2014)
  • Langue : : Français
  • Broché : 608 pages
  • ISBN-10 : 2351686578
  • ISBN-13 : 978-2351686577
  • Poids de l’article : 920 g
  • Dimensions : 24 x 4.4 x 15.3 cm