1- Au Pavillon d’Armenonville
Discours de Marcel Kabanda,
Excellences, Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Aujourd’hui, tout le monde parle du Rwanda. Pour une bonne et une mauvaise raison. La bonne raison est que c’est un pays qui fait figure de modèle en termes d’organisation, modernisation, d’éducation, d’égalité des genres et de protection de la biodiversité. La mauvaise est la raison de la rencontre à laquelle Son Excellence l’Ambassadeur du Rwanda en France nous a conviés aujourd’hui, le génocide.
Ce pays d’où je viens et qui se trouve dans la région des Grands Lacs à la lisière entre l’Afrique orientale et l’Afrique centrale, demeurera dans l’histoire comme ayant été le théâtre d’un effroyable génocide qui a marqué la fin du XXème siècle. Une thèse entretenue depuis un siècle mais jamais démontrée avait fini par faire du Rwanda un pays à deux peuples, un peuple naturel, majoritaire, les Bahutu, et une minorité d’envahisseurs, les Tutsi. Au moment de la levée de la tutelle belge, la lutte de décolonisation qui ailleurs a forgé ou remplacé le sentiment national, fut dévoyée dans une révolution sociale dont la finalité était de remettre le pays à ses propriétaires supposés, à ceux qui prétendent l’avoir défriché, Benesebahinzi, les Bahutu, en en chassant les Tutsi des positions d’autorité et des terres qu’ils occupaient sous le prétexte qu’ils étaient des conquérants venus d’ailleurs. Une bonne partie des Tutsi fut désormais condamnée à l’exil, dispersée entre le Burundi, l’Ouganda, la Tanzanie et le Congo notamment.
Sous le prétexte que le pays était petit, le gouvernement de Kigali leur refusait le droit de retour dans la Patrie. Ceux qui étaient restés à l’intérieur du pays, n’étaient pas mieux lotis. La politique dite d’équilibre ethnique avait institutionalisé leur discrimination dans l’éducation et dans l’emploi. Enfin, en écho à la désespérance des exilés, la nouvelle génération rwandaise avait commencé à douter du fondement de l’idéologie des deux races. Rien sur le plan de la culture et de l’histoire ne pouvait la justifier. Elle croyait de moins en moins dans le caractère démocratique d’une République des quotas. Elle commençait à revendiquer la liberté, l’égalité et l’ouverture politique.
La fin de l’année 90 est marquée par le croisement de la revendication démocratique à l’intérieur du pays et le réveil des réfugiés à l’extérieur. En réponse à ce défi, le régime a opté pour un retour à la confrontation « ethnique » des débuts de la République, ouvrant la voie à une dérive raciste qui culminera avec le génocide de 1994.
Dès 92, la rue, la guerre et la communauté internationale avaient arraché au Président Habyarimana des concessions : ouverture démocratique, mise en place d’un gouvernement dirigé par l’opposition, ouverture du processus de négociation avec le FPR. Majeures en apparence, elles étaient piégées par l’option faite de chercher la solution à la crise dans le sang, les gênes et la biologie. Les années 92/93 furent marquées par une campagne très dure dans laquelle les Tutsi sont diabolisés, déshumanisés, accusés de tous les maux : complicité avec le FPR -Ibyitso), ennemis de l’intérieur, accaparement des pouvoirs, des richesses culturelle et matérielles. La campagne est ponctuée par une répétition de pogroms qui, au lieu d’alerter, ont agi comme des ferments de la conscientisation par la violence (arrestations massives en 90, le massacre des Bagogwe, le massacre du Bugesera en 92, les massacres de 93).
Au peuple qui n’attend pas grand-chose à l’abstraction et dont la misère épuise la patience, le Tutsi, un être familier qui a une bouche, des oreilles, qui coure sur les deux jambes, que chacun connaît et croise dans la rue, a opportunément incarné les causes de la misère. (Brecht). Lorsque l’accord de paix est signé le 4 août 1993 à Arusha (Tanzanie), les Rwandais reprennent l’espoir, un espoir vite assassiné. Violemment, les extrémistes protestent contre ce qu’ils considèrent comme une trahison de la race hutu. Ils appellent les Hutu à descendre dans la rue pour s’opposer à l’application des accords. Les hérauts de la guerre des races avaient creusé un immense fossé tout autour de la maison Rwanda. Elle y bascula le moment même où on la croyait suffisamment bien aménagée pour accueillir ses enfants enfin rassemblés.
Débutée le 7 avril 1994, une entreprise méthodiquement et rigoureusement menée par un Etat utilisant à fond ses forces fit, en trois mois, plus d’un million de victimes. Elle se déploie à huis clos entre les victimes et les bourreaux. Tous ceux qui représentent la communauté internationale, les missionnaires, les diplomates, les agents de la coopération, y compris les Forces des Nations unies sensées sécuriser la mise en œuvre des accords de paix, ont été évacués aussitôt après le déclenchement du génocide laissant les Rwandais à leur propre sort. Les assassins ont applaudi. Ils pouvaient tuer sans témoin gênant. Les victimes l’ont vécu comme une trahison. Ce sont des Rwandais qui ont mis en jeu leur propre vie, ont affronté les forces du génocide et les ont défaites, délivrant de leurs mains ceux qu’elles n’avaient pas encore achevés et rendant possible le témoignage, la mémoire et la justice.
Inégalée dans l’horreur, l’entreprise est, sur le plan technique, une véritable prouesse. En moins de deux semaines, sous la pression des milices, et sous l’instigation des cadres de l’administration territoriale, les Tutsi qui vivaient dispersés dans tous les coins du Rwanda s’étaient peu à peu rassemblés dans tous les lieux où ils pouvaient soit disposer d’un toit au- dessus de leur tête (églises, écoles, les centres médicaux), ou d’une possibilité de se défendre contre les agresseurs (les sommets des collines). Ils sont très vite massacrés.
Deux semaines après le début du génocide, les grands lieux de rassemblement, missions de Gikondo, Ntarama, Nyamata, Nyange, Kibuye, l’école technique de Kicukiro, Murambi, Nyindo (…), étaient liquidés. Partout, les méthodes et les instruments de mort sont les mêmes : armes à feu, armes blanches et le viol. Les victimes n’ont pas été choisies au hasard. Elles ont été sélectionnées en raison de leur naissance. L’entreprise d’extermination a ciblé ceux qui sont nés Tutsi. Les promoteurs du désastre prétendaient agir au nom des Hutu et c’est à travers une propagande intense axée sur les différences entre le sang qui coule dans les veines des Tutsi et des Hutu, sur le primat de l’appartenance raciale. Sur le territoire, Tutsi et Hutu vivaient ensemble. Il n’y a pas au Rwanda, un territoire pour les Tutsi ou pour les Hutu. A ce sujet, un officier polonais de la Force des Nations Unies dépêchée au Rwanda pour aider à la mise en application de l’accord de paix d’Arusha a apporté un témoignage très éclairant. Basé à la mission de Gikondo (Kigali), il a assisté au massacre commis dans cette mission le 8 avril au matin. Dans la panique, quelques Hutu qui n’avaient pas encore compris qu’ils n’étaient pas concernés par la violence, avaient suivi les Tutsi dans la fuite. Il raconte que les assassins ont commencé par rassembler les fugitifs dans la cour de la mission. Ceux d’entre eux qui avaient une carte d’identité sur laquelle il était indiqué qu’ils étaient d’ethnie hutu ont été invités à rentrer chez eux. Ensuite les cartes d’identité avec la mention tutsi ont été réunis en un tas auquel ils ont mis le feu. Puis ce fut l’interminable fusillade celles et ceux qui les portaient. Ce sont les Tutsi qui devaient disparaître et ils ne devaient pas laisser de traces.
Le génocide des Tutsi ne fut pas le produit d’une colère populaire spontanée. Il n’a pas été non plus affrontement de sauvages ou de salauds contre des salauds, ni, selon l’expression de Rony Braumann le surgissement d’un malheur dans l’océan des souffrances d’une humanité fatiguée d’elle-même. Ce fut une entreprise d’extermination minutieusement programmée et méthodiquement exécutée. Il a fait l’objet d’un jugement par le TPIR et par bien de juridictions internationales. Le premier Ministre, Jean Kambanda a avoué. Plusieurs hauts cadres de l’’armée et de l’administration ont été jugés et condamnés. Un arrêt du TPIR de 2016 affirme qu’il est un fait de notoriété publique. Mais bien des coupables sont encore en liberté, en fuite, en liberté dans l’un ou l’autre de vos pays. Des femmes et des hommes protégés par des lois sur la liberté de la presse élaborent et diffusent des thèses négationnistes. Il est de votre responsabilité de mettre fin à l’impunité et de sanctionner le déni qui est le coup de grâce que le meurtrier assène à sa victime.
Au Rwanda, la mémoire du génocide des Tutsi est une priorité nationale. C’est une gageure. Je parle sous le contrôle de son Excellence Monsieur l’Ambassadeur. Comment en effet, concilier les exigences de la réconciliation et la sauvegarde et la promotion de la mémoire des victimes d’un crime perpétré par une partie d’un groupe contre l’ensemble de l’autre groupe ? Tous les Hutu n’ont pas manié la machette. Mais toutes les familles tutsi ont été visées par la campagne d’extermination. Nombre d’entre-elles ont maintenant totalement disparu. On les appelle Imiryango yazimye, littéralement, les familles éteintes. La flamme de vie en elles a été éteinte. Dans d’autres, il n’y a plus qu’un seul survivant, une veuve ou un veuf ayant perdu les enfants et le conjoint. Incike , le dernier témoin d’une lignée en voie d’extinction! Comment juger et éventuellement punir et insérer ?
Comment faire cohabiter les familles des victimes et les familles des bourreaux ? Comment promouvoir le développement pour tous, inclusif tout en tenant compte de celles et ceux que le génocide a fragilisés, de celles et ceux qui, du fait de l’épreuve du traumatisme qui les habite et de la solitude sont moins aptes à saisir les opportunités que la vie et la société proposent ? Le Pays des Mille collines n’est pas seulement celui des mille malheurs que symbolisent le million de crânes qui en jonchent le sol et les musées du génocide, mais aussi des femmes et des hommes courageux et résilients. Il a juste besoin de votre bienveillance.
Depuis 2004, une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, modifiée en 2018 et 2022, a fait de la date du 7 avril, une journée internationale de réflexion sur le génocide des Tutsi du Rwanda. J’en déduis que cette assemblée des peuples du Monde, « We people » a souhaité que chacune de ses composantes prenne sa part dans la gestion de cette nouvelle fracture que le racisme a faite dans la chair de l’humanité. Une rencontre comme celle-ci est une manière d’observer cette disposition. Mais commémorer ne suffit pas. Je garde en mémoire le faste des cérémonies du cinquantenaire du débarquement en France. Elles se sont déroulées pendant qu’on assassinait au Rwanda. J’ai compris depuis qu’il y a loin entre commémorer et « plus jamais ça ». C’est dans le quotidien qu’il faut mener la bataille contre la haine, les discours de haine, l’intolérance, les discriminations et le racisme. Pour nous, dans Ibuka, mémoire, éducation et sensibilisation des adultes à la vigilance sont les trois piliers de la prévention. Aujourd’hui encore dans la région des Grands lacs, nous entendons des discours de haine antitutsi. On parle d’un péril tutsi. Et comme en 90/94, rien n’est fait pour éteindre le début d’incendie.
Je représente une association dont le nom est Ibuka, « Souviens-toi ». Fondée aussitôt après le génocide, elle a pour mission d’être aux côtés des rescapés dans leur combats pour la survie, la dignité des victimes et la justice. A défaut de disposer de ressources propres pour répondre à leurs besoins, nous tenons le rôle de plaidoyer. Plaidoyer pour qu’ils aient un abri, un accès aux soins, à l’éducation et une voix pour témoigner et faire taire les négationnistes. Etant nous-mêmes rescapés ou descendants des victimes, nous portons les faiblesses de ceux que nous devons aider. Nous avons donc besoin de vous pour garantir aux rescapés, les soins et l’accompagnement psychologiques dont nombre d’entre eux ont besoin, pour atténuer la situation de précarité sociale et parfois administrative dans laquelle certains se trouvent. Si l’intégration est un parcours de combattant pour tout migrant, elle s’apparente à un chemin de croix pour qui sort de la nuit du génocide. Nos préfets sont des femmes et des hommes professionnels respectables. Nous leur demandons seulement de ne pas recevoir les demandes des personnes blessées de la même manière qu’ils traitent celles qui émanent des personnes dont la tête et le corps sont en bon état physique. Les rescapés qui arrivent ici ou dans un autre pays de l’Europe sont d’abord dans une situation de rupture de confiance avec le monde. Par rapport à d’autres, laissez-leur une minute d’écoute supplémentaire. C’est une question d’équité. Puisqu’ils sont disponibles pour participer à la mission d’éducation de la jeunesse, aidez-nous à leur assurer une formation et à mettre à leur disposition des outils pédagogiques adéquats.
Je remercie beaucoup son Excellence Monsieur l’Ambassadeur qui m’a donné l’occasion de m’adresser à vous.
Avec la Mairie de Paris, nous organisons dans l’espace dédié à la mémoire des victimes du génocide des Tutsi dans le Parc de Choisy la seconde séquence de cette cérémonie. Nous souhaitons votre présence.
Je vous remercie de votre attention
Arménonville le 7 avril 2023.
2- Au Jardin de la Mémoire, Parc de Choisy
Discours de Marcel Kabanda
Mesdames/Messieurs
Chers amis,
Pour la 29ème fois, nous sommes encore réunis pour nous souvenir qu’un génocide a été commis au Rwanda en 1994. Au nom des rescapés, du peuple rwandais et même de toute l’humanité qui nous regarde et nous écoute, je vous remercie d’être là, pour exprimer votre soutien aux rescapés et rendre hommage au million de victimes. Nous ne les connaissions pas toutes par leur nom, elles étaient toutes inconnues pour les non rwandais. Mais en chacune d’elles, nous aurions pu reconnaître notre image, le visage de nos enfants, la silhouette d’une sœur, d’un frère ou d’un parent. C’était des femmes et des hommes semblables à nous en tous points de vue… Cela s’est passé loin d’ici, bien loin de nous, en Afrique, au Rwanda. Les crimes ont été commis il y a 29 ans par des hommes et sur des hommes que nous ne connaissons pas. En quoi, certains pourraient dire, sommes-nous compliqués ? Ils pourraient se demander les raisons de ces stèles commémoratives et de ces cérémonies commémoratives au cœur de la Capitale française ? Mais, selon le mot de Primo Lévi que vous connaissez et dont quelques mots méritent d’être ici cités :
- Vous qui vivez en toute quiétude,
- Bien au chaud dans vos maisons,
- Vous qui trouvez le soir en rentrant
- La table mise et des visages amis….
………….
…………
- N’oubliez pas que cela fut,
- Non, ne l’oubliez pas,
- Gravez ces mots dans votre cœur,
- Pensez- y chez-vous, dans la rue,
- En vous couchant, en vous levant,
- Répétez-les à vos enfants.
- Ou que votre maison s’écroule,
- Que la maladie vous accable,
- Que vos enfants se détournent de vous
- C’est le sacré devoir de mémoire.
Au Rwanda, la mémoire du génocide des Tutsi est une priorité nationale. C’est dans le corps du Rwanda que l’entaille a été faite. C’est la chair du Rwanda qui a été coupée avec un outil aussi effroyable que la machette, tellement terrifiante que ceux qui le pouvaient ont offert de l’argent aux assassins pour qu’ils soient exécutés par balle. Y-t-il une mort plus douce qu’une autre ? Mais que ce soit par la machette ou par les armes à feu, c’est le sang d’enfants, de femmes et d’hommes du Rwanda qui a été versé. C’est le sol du pays des Mille collines qui est gorgé du sang des victimes. C’est de cela que nous nous souvenons aujourd’hui.
Pendant longtemps, nous l’avons fait dans l’errance. Plus la date du 7 avril approchait, plus l’inquiétude de ne pas trouver un espace où nous réunir grandissait. Les Rwandais croient dur comme fer qu’il y a une vie après la mort. Ils croient cependant aussi que pendant cette vie d’après, les esprits des morts sont en paix ou tourmentés. Ils croient que ceux qui meurent mal, loin de chez eux, avant l’âge, passent le reste de leur éternité à rechercher un lieu où se reposer. C’est le cas pour nombre des victimes du génocide des Tutsi. Ils ont connu la destruction de leur domicile, la violence d’un massacre exécuté à l’intérieur des lieux où ils avaient cru trouver refuge, la course-poursuite sur les collines et une implacable chasse à l’homme dans les marais. Nombre d’entre eux étaient épuisés lorsque les bourreaux ont mis la main sur eux. Notre errance dans la ville de Paris pouvait symboliser la leur. C’est pourquoi nous ne remercierons jamais assez, la Ville de Paris et plus précisément Mme la Maire de Paris, Mme Anne Hidalgo, de leur avoir dédié cet espace. Il est écrit en effet sur les 16 panneaux que cet espace, ce bel espace, leur est dédié. Ici, ils peuvent gouter au repos, en notre compagnie, en compagnie des parisiennes et des parisiens. Ils sont chez eux. Mme la Maire, vous avez accueilli ici des enfants, de femmes et des hommes que d’autres hommes ont voulu non seulement chasser de chez eux, mais aussi d’extirper de la race humaine. Ils les appelaient des cafards, des cancrelats, des serpents, des chiens. Ils les traitaient de non humains. Le génocide des Tutsi a été précédé et accompagné, rythmé par une forte campagne de stigmatisation, de diabolisation et de déshumanisation. Si le temps d’extermination des Tutsi a été appelé « Saison de machette », c’est qu’il a été organisé comme une période normale des travaux de la terre. Les tueurs se levaient le matin et passaient la journée à trancher les têtes, à couper les tendons et à éventrer les femmes enceintes comme s’il s’agissait de désherber les champs avant de les mettre en culture. Le déni d’humanité des victimes s’est particulièrement manifesté dans le traitement des corps des morts. Ceux-ci ont été dépouillés de leurs vêtements, jetés comme des déchets dans des fosses communes. En leur dédiant cet espace, vous les avez accueillis, réaffirmé leur appartenance à la communauté humaine. A cet égard, l’annonce faite ce matin d’une cocréation par la Ville de Paris et par l’Etat d’un monument en hommage aux victimes du génocide des Tutsi sur les bords de la Seine, nous a fait immensément plaisir. Elle est une confirmation du processus d’inscription de la mémoire du génocide des Tutsi dans les cœurs des Français. C’est le plus sublime des hommages.
Lieu d’accueil et d’humanisation des victimes, l’espace mémoriel est un lieu d’éducation pour ceux qui dont leur entrée dans la vie des hommes adultes. A cet égard, je remercie le lycée Malherbe de Caen et la Ligue de l’Enseignement qui nous ont organisé la participation d’une trentaine de jeunes élèves à cette cérémonie. Pour nous, mémoire et éducation vont ensemble. Plus que transmettre, nous travaillons à la transformation de la jeunesse par le partage d’expérience, par le témoignage. Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à la mémoire des victimes est de promouvoir une société moins violente, plus inclusive et plus ouverte, des sociétés où toute forme de discrimination, qu’elle soit fondée sur le sexe, sur la couleur de la peau, sur la religion ou sur la race, serait à jamais bannie. Ce que nous avons vécu est une fenêtre sur la fragilité mais aussi sur la capacité de résilience de notre humanité, l’exigence des valeurs de solidarité et de tolérance, ainsi que l’impératif de la conscience de la responsabilité si l’on veut préserver et promouvoir nos sociétés. Sur cette voie, merci à Jacques Fredj pour l’initiation que nous avons reçue du Mémorial de la Shoah et de la coopération heureuse récemment nouée avec la Ligue de l’enseignement.
Depuis 2015, les sollicitations du monde de l’éducation progressent d’année en année. Grâce à la recherche et l’accès aux archives consécutive au rapport Duclert, l’offre pédagogique a de quoi se nourrir. Pour autant, les demandes de témoignages dans les lycées n’ont pas baissé. Pendant l’année scolaire 2021-2022, le projet intitulé « Recherche-Action initié conjointement avec la Ligue de l’enseignement a touché 11 établissements scolaires, 550 élèves et 24 enseignants. Il a mobilisé 11 témoins rescapés. Pendant l’année 2022, l’action Essaimage a touché 27 établissements dont 4 en Ile de France, 41 enseignants et 1350 élèves. Elle a mobilisé 19 rescapés. Les rescapés y répondent donc avec beaucoup d’enthousiasme mais non sans risque sur leur santé mentale et leur vie sociale. Les élèves sont contents. A l’issue de chaque témoignage, les rescapés reçoivent des messages qui témoignent d’une sympathie sincère. Il en est de même des enseignants. Pour ceux-ci en effet, le témoignage d’un rescapé est une porte d’entrée indispensable dans l’histoire du génocide. Mais on ne ressort pas indemne de la replongée dans l’horreur. Plus le courant passe entre le rescapé et les élèves, et c’est généralement le cas, plus le risque de remue-ménage des souvenirs et d’une déstabilisation psychologique est élevé. Le témoignage remue les images, les sons et les odeurs. En général, le rescapé parvient à surmonter le flux des émotions qui l’assaillent et le prennent à la gorge. En dépit du bouleversement intérieur, il garde la contenance. Une larme est vite écrasée. Un sourire est esquissé. Mais que se passe-t-il lorsqu’il revient à la maison ? Sans aller jusqu’à demander qu’ils soient rémunérés pour leurs interventions, nous souhaitons qu’ils soient correctement accompagnés. La question de l’absence d’un encadrement psycho-social adéquat autour des personnes rescapées, qu’elles soient ici, en France, en Europe ou au Rwanda, a été souvent évoquée. Mais on n’a jamais pu mettre en place un dispositif à la hauteur des enjeux. Nous manquons de moyens mais peut-être aussi d’idée. Les interventions en démontrent l’acuité et l’urgence. Opportunément, elles révèlent que nous manquons de moyens pour assurer nos missions. Ainsi, nous aimerions pouvoir recueillir les témoignages des rescapés, construire des bases de données d’histoire collective et individuelle, collecter les noms et les photos, autant de matériaux qui pourraient intéresser nos partenaires de l’Éducation nationale et rendre plus concret notre travail de mémoire.
Avec l’aide apportée par la Ville de Paris et par l’État, nous sommes en train de construire une base solide d’action. En même temps que nous leur adressons nos remerciements, nous leur demandons surtout de ne pas nous abandonner.
Enfin, je ne peux terminer sans dire un mot sur la justice. Des efforts ont été faits mais il faudrait multiplier l’investissement par deux pour combler le retard accumulé. A cet égard, nous sommes préoccupés par l’apparition d’une stratégie nouvelle visant à détourner ou à dévoyer la justice. Désormais, les journalistes ne peuvent plus dénoncer l’impunité dont bénéficient nombre de réfugiés rwandais ou le discours négationnistes sans se voir accusés de diffamation. Tous ou presque gagneront ces procès, mais quelle perte de temps et d’énergie tant pour eux que pour les juges !
En décembre 1948, les États membres des Nations Unies (58 à l’époque), ont signé à Paris la déclaration universelle des droits de l’homme. Pourrions-nous, en guise de commémoration du 75ème anniversaire de cette signature, faire de la préparation du 30ème anniversaire du génocide des Tutsi, un mouvement de réengagement du monde à respecter la lettre et l’esprit de cette déclaration afin qu’il n’y ait, effectivement, plus jamais ça ?
Je vous remercie de votre attention.
Parc de Choisy, le 7 avril 2023
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