2. ORGANISER LA CONFUSION

Un désert intellectuel. En une phrase, Judi Rever résume l’ensemble de la recherche centrée sur le génocide contre les Tutsi au Rwanda à une impasse : « Des chercheurs du monde entier ont essayé, à grand peine, de comprendre comment tant de Tutsis ont pu être exterminés. » Cette affirmation, volontairement ambiguë, présente plusieurs avantages à la démonstration qu’elle prétend effectuer : en évoquant l’extermination de « tant de Tutsis » elle veut se prémunir de l’accusation de négationnisme ; en parlant des « chercheurs », elle suggère détenir une connaissance exhaustive de ce champ d’étude, tout en posant en axiome un égarement général de leurs recherches – ils ont « essayé » de comprendre, mais sans succès, jusqu’à Mme Rever.

En une phrase donc, l’autrice révoque en nullité vingt-cinq ans de travaux historiques, sans se mettre en peine de démontrer son jugement. Son lectorat doit se contenter d’un portrait peu reluisant de leur activité intellectuelle – « à grand peine » – et accepter d’emblée l’échec de leur tentative. Pourtant, un examen superficiel de la bibliographie sur le sujet suffit à battre en brèche ce lieu commun d’un sujet resté incompréhensible à ses spécialistes. Dès la fin du génocide, une connaissance de ses mécanismes est attestée, par exemple, avec l’enquête monumentale coordonnée par Alison Des Forges[1].

Judi Rever prend ses précautions à cet égard puisqu’elle explique ensuite : « D’après l’histoire officielle, telle que rapportée dans les livres et par les survivants du Rwanda étroitement contrôlés par Kagamé, c’est le précédent gouvernement hutu et ses bourreaux volontaires qui décidèrent d’exterminer la minorité tutsie à la machette, dans une tentative désespérée pour se maintenir au pouvoir ». L’étiquette « histoire officielle » vient disqualifier d’avance toute réponse étayée à son jugement sur l’état de la connaissance à propos du génocide de 1994. D’un même mouvement, l’autrice présente donc les chercheurs sur le sujet comme des imbéciles besogneux et/ou comme des menteurs voulant étouffer la vérité. Inscrivant son propos dans un tel cadre, elle s’écarte de la méthode admise en sciences sociales, c’est-à-dire la publicité d’une démarche s’appuyant sur la lecture critique de sources diverses. Elle dessine ainsi un nouvel espace selon ses besoins, faisant la part belle au combat entre une vérité dissimulée et un mensonge établi. Cette confusion délibérée se retrouve avec les « concepts » employés dans son article.

Des concepts pour organiser la confusion. Dans l’introduction d’Alain Léauthier comme dans l’article de Judi Rever, l’expression « génocide rwandais » est employée comme allant de soi. Le génocide s’est en effet déroulé sur le territoire rwandais, contre des Rwandais. Néanmoins, ce choix lexical évacue la caractéristique de cet événement en passant sous silence les personnes visées par le processus d’extermination : les Tutsi rwandais, qui devaient mourir parce que né-es Tutsi. Ainsi que l’écrit Mehdi Ba, « on peut nier l’essence d’un événement sans pour autant nier l’événement lui-même. »[2]

L’expression est largement reprise par de nombreux médias, par négligence ou ignorance. Dans la logique de l’article de Mme Rever, qu’on nous présente comme experte, ce choix ne peut être qu’assumé. Or, mal nommer l’objet de sa recherche est une erreur fondamentale pour tout travail de journalisme ou de sciences sociales, dont le but est d’en permettre la compréhension la plus précise possible. Parler de « génocide rwandais » en lieu de « génocide contre les Tutsi au Rwanda en 1994 » tend à gommer le caractère raciste du crime et, avec lui, la responsabilité des bourreaux partisans de l’idéologie « Hutu power ».

Judi Rever évoque cependant la participation de « crapules hutus » – désignés plus loin comme des « brigands hutus » –à certains massacres. Le choix de ces termes, au contenu plus moral qu’analytique, sert la thèse fondamentale de la journaliste canadienne : disqualifier l’idée d’un génocide planifié, organisé, impliquant une part importante de la population civile. En d’autres termes, ces « crapules » apparaissent comme des êtres prédisposés au crime, facilement manipulables. On retrouve ainsi le lieu commun de la monstruosité ontologique des génocidaires – forcément très peu nombreux – séparés de la commune humanité des gens « normaux ». Lieu commun rassurant, certes, mais plus proche de l’acte de foi que de la démarche historique ou sociologique.

À défaut de méthode historique, Judi Rever s’appuie sur une analyse linguistique pour défendre sa thèse d’un génocide organisé et exécuté par le FPR. Son témoin-clé dit avoir entendu prononcer, par un homme de main de M. Kagame, le mot « abatabazi », dont elle nous explique qu’il s’agirait du « mot de code pour commando. » Pourtant, dans l’ouvrage qu’il consacre au génocide contre les Tutsi, Florent Piton explique, dans un paragraphe fort clair, que le terme « abatabazi » est le surnom par lequel se présentaient les membres du GIR extrémiste, formé le 8 avril 1994, et qu’il signifie : « les sauveurs »[3]. Ce manque de scrupule méthodologique se retrouve également dans la trame lexicale de l’article, très largement tributaire des discours produits à l’époque coloniale et reprise, après l’indépendance, par les gouvernements de la Première et de la Deuxième République rwandaise.

Scories colonialistes. Malgré ses prétentions au scoop, Judi Rever ne dédaigne pas l’emploi de clichés les plus éculés pour faire le portrait du Rwanda. On apprend ainsi au détour d’une phrase que « dans ce pays […] Hutus et Tutsis se ressemblent quelquefois beaucoup ». Une fois encore, l’adverbe joue un rôle de choix. Il campe son autrice en experte, capable de porter de la nuance là où le profane n’en aurait même pas eu l’idée.

Sur le fond, ce « quelquefois » indique la caractéristique exceptionnelle ou extraordinaire de ce cas de figure. Il sous-entend que, dans la majorité des cas, un Hutu se distingue sans difficulté d’un Tutsi, à l’œil nu. Selon quels critères ? La journaliste canadienne ne le dit pas mais la réponse est aussi ancienne que l’irruption européenne au Rwanda. Dans la langue des colons, au Tutsi « nez droit, le front haut, les lèvres minces » s’oppose au Hutu, « nez épaté, lèvres épaisses, front bas » ; ces caractéristiques physiques, théorisées par les colons, étaient supposément accompagnées de propriétés psychologiques : face au Hutu « timide et paresseux », le Tutsi se distinguait par « un fond de fourberie, sous le couvert d’un certain raffinement ».[4]

En filigrane, l’article de Marianne reproduit d’ailleurs ce champ lexical de la ruse, caractéristique de la propagande officielle véhiculée par la Première République rwandaise.[5] L’hypocrisie supposément atavique des Tutsi est résumée par l’insert suivant : « Infiltrer, dissimuler, tromper ». Ce mantra attribué aux agissements supposés du FPR est complété un peu plus tard par la phrase suivante : « les soldats tutsis de Kagamé se dissimulaient sous l’uniforme de la milice hutue pour s’en prendre aux civils. »

Le portrait des Tutsi en « dissimulateurs » relie les deux fils d’une même histoire de discrimination d’État : celle orchestrée par le premier régime rwandais indépendant et celle déchaînée au tournant des années 1990 par les médias proches du gouvernement de Juvénal Habyarimana, qui valut aux Tutsi rwandais le surnom animalisant de « serpents ». Mâtinée de sexisme, ce registre fut réactivé par Kangura, revue extrémiste proche du régime, afin, par exemple, de disqualifier Roméo Dallaire, le commandant des forces de l’ONU sur place en 1994, en le caricaturant sous l’emprise sexuelle de femmes tutsi[6].

Mme Rever recycle un dernier lieu commun, aussi ancien que la colonisation du Rwanda, lorsqu’elle décrit la colline de Bisesero comme un « fief tutsi ». Le recours au vocabulaire de la féodalité prend un tour singulier dans le contexte rwandais, où il est assigné à la monarchie précoloniale par les premiers Européens qui traversent la région et ce, malgré une connaissance très approximative de celle-ci[7]. À partir de cette source frelatée se construit un récit colonial faisant des Tutsi des maîtres et possesseurs du Rwanda, par droit de conquête, dont les Hutu seraient les esclaves. Au tournant des années 1960, ce discours sature l’idéologie officielle du Rwanda indépendant. Présenter les Tutsi du Rwanda comme des seigneurs féodaux donne une coloration révolutionnaire au nouveau gouvernement et permet aussi de justifier les massacres commis dès 1959 contre les Tutsi, dont plusieurs dizaines de milliers s’exilent dans les pays voisins[8].

Sous la plume de Mme Rever, l’expression « fief tutsi » tient donc du pléonasme. Une telle expression ne permet cependant pas de comprendre la singularité de Bisesero et la raison – de nature historique – pour laquelle des milliers de Tutsi y ont cherché refuge au cours du génocide de 1994. L’autrice n’évoque par l’organisation précoce de foyers de résistance aux massacres de 1959, de 1962-1964 et 1973 dans la région de Bisesero ; rien non plus sur la transmission de cette expérience à travers les générations, ni sur les avantages tactiques du site.[9]

Les mots de Mme Rever font donc écho à la construction coloniale, postcoloniale et contemporaine d’un antagonisme racial au Rwanda, contribuant à rendre inintelligibles les dimensions politiques, historiques, sociologiques ayant présidé à l’organisation du génocide contre les Tutsi. Compensant le déficit de rigueur de son arsenal conceptuel par la rhétorique de la vérité dissimulée par une « histoire officielle », son article ajoute la confusion à l’erreur, comme le montre son usage des témoins.

Fiabilité du témoignage : l’exemple Munyandinda. Judi Rever fonde l’essentiel de sa démonstration sur des témoignages de première main, nous assure-t-elle, mais dont la fiabilité douteuse est rappelée ainsi par Raphaël Doridant :

« Faisant table rase de l’énorme travail d’établissement des faits réalisé par le TPIR, Judi Rever se contente, elle, de présenter des témoignages indirects, anonymes, ou à la crédibilité inexistante. L’un des témoins qu’elle cite indique que « ceux qui ont participé à l’opération le lui ont dit et qu’ils étaient membres des commandos des bataillons de Kagame« . Un autre a entendu les gens du FPR parler, dans les bars, « de ce qu’ils avaient fait, de combien de Tutsis avaient été tués« . Des sources non précisées « établissent que des centaines de membres des commandos FPR effectuèrent une descente sur Bisesero et les zones environnantes« . »[10]

Parmi ces sources anonymes, craignant pour leur vie, un témoin accepte de divulguer son identité : James Munyandinda, présenté comme « ayant quitté le Rwanda il y a plus de dix ans », un ancien membre du « bataillon du Haut Commandement, l’une des gardes rapprochés de Kagamé ». Un tel pedigree, faisant de ce témoin un modèle de courage, doit susciter la sympathie et la confiance du lectorat.

Pourtant, ici encore, Mme  Rever semble prendre quelques libertés avec les impératifs du journalisme d’investigation en omettant de préciser d’autres aspects biographiques concernant M. Munyandinda.[11] Les incohérences de sa déposition, en 2017, dans le cadre de l’enquête française sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, sont également passées sous silence.[12] Judi Rever, malgré sa prétention à la défense et illustration de la vérité historique, ne sacrifie donc pas aux exigences élémentaires d’une vérification de la crédibilité de ses témoins. Peu lui importent les motivations politiques de son témoin-clé, sa parole se suffit à elle-même dès lors qu’elle valide la thèse posée au préalable comme vraie.

Cette conception de la recherche, plaçant le résultat avant son hypothèse, est au cœur de la mécanique complotiste que Mme Rever développe confortablement dans Marianne.


[1] Alison Des Forges (dir.), Aucun Témoin ne doit survivre. le génocide au Rwanda, Karthala, 1999 ; citons également le livre de Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Fayard, 1994, 344 p.

[2] « On peut nier l’essence d’un événement sans pour autant nier l’événement lui-même. C’est ainsi qu’il n’est pas indifférent de parler du « génocide rwandais » ou du « génocide des Tutsi du Rwanda ». Dans le premier cas, l’événement central est reconnu : un génocide s’est bien déroulé au Rwanda. Mais l’expression ne désignant ni ses auteurs ni ses victimes, elle pourra s’accommoder d’un discours par inversion promouvant la thèse d’un génocide commis contre les Hutu du Rwanda par le Front patriotique rwandais (FPR), comme on en a vu fleurir depuis 1994. À l’arrivée, le fait qu’un génocide soit survenu au Rwanda n’est pas contesté. Ce qui est nié, c’est sa spécificité intrinsèque. Lorsque le statut de victimes d’un génocide est attribué à ses auteurs, est-on en droit de parler de négation historique ? » (Mehdi Ba, « L’attentat du 6 avril 1994. Confusion, inversion, négation. » in Cités, n°57, 2014).

[3] Florent Piton, Le génocide des Tutsi du Rwanda…, op.cit., p.138.

[4] Cité par Jean-Pierre Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », in Au Cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (dir.), La Découverte, 1985, p.133.

[5] Régime instauré par Grégoire Kayibanda, avec le soutien des autorités belges, de 1962 à 1973, année qui voit son renversement lors du coup d’État mené par son ministre de la Défense, Juvénal Habyarimana.

[6] Voir Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda… op.cit., doc.15, p.121. Ce cliché continue de faire florès dans les écrits négationnistes, comme le Noires Fureurs, Blancs menteurs de Pierre Péan (actif collaborateur de Marianne), qui soutient : « [Les associations de Tutsi hors du Rwanda] ont su guider de très belles femmes tutsi vers des lits appropriés. » (p.44).

[7] L’Allemand Richard Kandt séjourne par exemple à la cour royale en 1896. Ces quelques jours lui suffisent à tirer des conclusions générales sur l’organisation politique du Rwanda, étendant « au pays tout entier une forme politique régionale […] ce qui laisse libre cours à la représentation d’un État centralisateur et unificateur. » (Claudine Vidal, « Situations ethniques au Rwanda », in Au Cœur de l’Ethnie, op.cit., p.173).

[8] À ce sujet, voir Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, Racisme et Génocide. L’idéologie hamitique, Belin, 2013, 380 p.

[9] La colline de Muyira est ainsi décrite comme un promontoire « qui, dominant toutes les autres, a permis aux dizaines de milliers de réfugiés de voir venir le danger » (Stéphane Audoin-Rouzeau, Une Initiation – Rwanda (1994-2016), Seuil, 2017, p.135). Voir aussi l’article de Jacques Morel, « Le massacre de Bisesero en présence des Français (24 juin – 30 juin 1994) », op.cit., p.101-134.

[10] Raphaël Doridant, « Négationnisme : Judi Rever au miroir de Bisesero », op.cit.

[11] Mehdi Ba écrit ainsi que M. Munyandinda « anime depuis plusieurs années un mouvement monarchiste en exil – le Rwandan Protocol for a Rwandan Kingdom (RPRK) – ainsi qu’un site web farouchement anti-Kagame, doublé d’une radio en ligne » (« France – Rwanda : les contradictions du nouveau témoin  qui incrimine le FPR… », Jeune Afrique, 17 octobre 2007).

[12] En différents points, les supposées révélations de James Munyandinda contredisent celles d’autres témoins, pourtant désireux d’accuser le FPR : « Les uns affirment avoir entendu des bribes de conversation lors des réunions préparatoires à l’opération ; les autres assurent avoir participé au chargement ou au transfert des missiles de Mulindi à Kigali. Mais leurs versions respectives se sont heurtées à un obstacle majeur : elles sont mutuellement incompatibles. Celle de James Munyandinda ne fait pas exception à la règle. » (Mehdi Ba, « France – Rwanda… art.cit.)

image_pdf
Shares