Compte-rendu du mercredi 15 novembre 2023-Jour 2
Le deuxième jour du procès Munyemana devant la Cour d’assises de Paris s’est déroulé ce mercredi 15 novembre 2023. La journée d’audience commence à 9h. Afin d’éclairer les jurés sur le contexte historique et sur le déroulement du génocide des Tutsi au Rwanda, est diffusé le documentaire Tuez-les tous, de Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette. Le documentaire dure 97 minutes. Après une courte suspension, l’audience reprend avec l’audition de Stéphane Audoin-Rouzeau. Monsieur Audoin-Rouzeau, historien et enseignant chercheur français, intervient en tant que témoin de contexte pour parler à la Cour du génocide des Tutsi. Après avoir prêté serment, il explique que c’est la sixième fois qu’il vient témoigner devant des procès de génocidaires rwandais présumés. Monsieur Audoin-Rouzeau est spécialisé dans le génocide des arméniens commis dans l’Empire Ottoman dans les années 1915 et 1916.
En 2008, après une rencontre bouleversante à Kigali avec des rescapés du génocide des Tutsi, il décide d’y consacrer la majeure partie de son travail. Monsieur Audoin-Rouzeau commence sa déclaration spontanée en disant que venir témoigner dans ces procès est pour lui particulièrement important et utile puisque le génocide des Tutsi un génocide qui n’est pas autant « habilité » que les autres génocides du XXème siècle. C’est un génocide trop méconnu et incompris, surtout dans les pays occidentaux. Au moment où le génocide des Tutsi commence le 6 avril 1994, Monsieur Audoin-Rouzeau ne s’y intéresse pas vraiment, il absorbe le discours servi par les médias visant à dire qu’il s’agit d’une violence interethnique contre laquelle on ne peut rien faire. En s’intéressant aux témoignages des rescapés dans les années qui suivent le génocide, Monsieur Audoin-Rouzeau réalise qu’il s’est trompé, et qu’il a eu tort de ne pas plus s’y intéresser. Il réalise à ce moment que ce n’est pas un génocide loin de nous, dans une société ou civilisation différente, mais que c’est en réalité un évènement très proche de l’Europe avec des racines très communes.
Monsieur Audoin-Rouzeau poursuit en disant que trois points sont à relever dans le génocide des Tutsi. Le premier est la notion d’idéologie, condition nécessaire pour la qualification de génocide. Dans le cas du génocide des Tutsi, il s’agit de l’idéologie raciste et racialiste préconisant l’éradication complète d’une population pour ce qu’elle est, suivant une hiérarchisation des races. Cette idéologie vient d’Europe et a suivi le même schéma pour le génocide des juifs d’Europe et pour le génocide des arméniens. Ce sont en effet les colons allemands puis belges qui sont arrivés au Rwanda en faisant une ethnographie selon leurs schémas occidentaux en racialisant les ethnies des populations sur place. Monsieur Audoin-Rouzeau décrit ensuite la manière dont les populations ont intériorisé cette idéologie qui s’est matérialisée en 1945 avec le début d’exactions commises à l’égard des Tutsi et leur exil vers les pays limitrophes. La deuxième notion nécessaire à la qualification de génocide est le contexte de guerre. Monsieur Audoin-Rouzeau affirme qu’il ne peut y avoir de génocide sans guerre et sans angoisse de la défaite. La guerre au Rwanda a commencé le 1er octobre 1990. La troisième condition est celle de l’Etat. Il ne peut y avoir de génocide sans Etat et sans son intervention centrale. Le génocide des Tutsi a la particularité qu’il a été perpétré en grande partie par les voisinages. Or, des voisins n’auraient pu spontanément se retourner contre leurs voisins Tutsi. Ils l’ont fait sous l’impulsion et l’intervention de l’Etat. Au Rwanda, un gouvernement intérimaire s’est formé le 8 avril 1994 composé de membres de différents partis traversés par l’idéologie Hutu power.
Monsieur Audoin-Rouzeau nous remémore l’entretien entre le Général Jean Varret et le Colonel Rwagafilita, chef de l’Etat major de la gendarmerie rwandaise, au cours duquel des armes lourdes ont été demandées dans le but d’éliminer les Tutsi. Cet entretien est donc bien la preuve de la planification du génocide par des forces étatiques et des différentes autorités administratives, politiques et militaires qui ont par la suite, relayé les instructions et exécuté le plan génocidaire. Monsieur Audoin-Rouzeau rajoute que d’autres forces et catégories sociales ont eu un grand rôle dans la commission du génocide : les médias, les enseignants, les prêtes, et enfin les médecins. Il est précisé que les élites sociales rwandaises ont été des acteurs majeurs du génocide des Tutsi et qu’un haut niveau intellectuel n’empêche en rien la participation dans la propagation d’une telle idéologie.
Monsieur le président poursuit l’audition de Monsieur Audoin-Rouzeau en lui demandant de préciser le sens de la notion d’ethnie qui a évolué avec le phénomène de racialisation. Il lui demande également de préciser la temporalité autour de la qualification du génocide des Tutsi puisque de nombreux massacres à l’égard des Tutsi ont eu lieu bien avant 1994 sans qu’ils rentrent dans cette qualification. Monsieur Audoin-Rouzeau réagit aussi sur la question de la temporalité de la planification du génocide et celle de la suspension de la temporalité pendant le génocide. Dans la suite des questions, Monsieur Audoin-Rouzeau précise que les bâtiments administratifs ont souvent été utilisés comme « lieux de refuge » servant en réalité de pièges mortels de regroupement des Tutsi. Puis, il précise également les agissements des élites intellectuelles en disant : « ils peuvent être excellents médecins mais également excellents tueurs ». Il ajoute qu’au sein de la société rwandaise de l’époque, un médecin avait une très grande influence et qu’il était complètement possible pour des gens d’être tueurs et sauveurs en même temps. Monsieur le président lit la lettre envoyée par Filip Reyntjens pour justifier son refus de venir témoigner devant la cour exprimant une crainte compte-tenu de ses anciennes interventions devant la Cour d’assises de Paris.
Monsieur Audoin-Rouzeau répond à cette lecture en expliquant les théories négationnistes qui ont pu être relayées à la suite du génocide des Tutsi. La position de Monsieur Reyntjens a pu être qualifiée de négationniste notamment concernant le nombre de victimes du génocide et sur la question de la responsabilité des Tutsi dans le déclenchement du génocide. Cette position et ses retentissements pourraient dès lors justifier ces mauvaises expériences passées. La Cour et les parties interrogent Monsieur Audoin-Rouzeau sur les Hutu modérés, ce à quoi il répond qu’il y en avait très peu puisque les opposants Hutu ont été tués dès la nuit du 6 au 7 avril 1994. Il affirme ensuite que le génocide ne pouvait être ignoré puisque le Rwanda est un petit pays, et que les mouvements de foule et les tueries faisaient du bruit, les gens se connaissaient entre eux et les villes devenaient des champs de mort, donc « dire que l’on n’a rien vu, rien entendu, ce n’est pas possible ». Maître Bourg et maître Dupeux pour la défense, reprochent à monsieur Audoin-Rouzeau de généraliser l’intervention des élites sociales et d’être durs envers les propos des professeurs Reyntjens et Guichaoua.
Vient ensuite l’audition d’Hélène Dumas, historienne et juriste qui intervient en tant que témoin de contexte. Madame Dumas s’est notamment spécialisée dans l’étude des juridictions gacaca, du sort des victimes du génocide des Tutsi et plus particulièrement celui des enfants Tutsi. Elle commence ainsi sa déclaration spontanée en parlant du massacre des enfants pendant le génocide des Tutsi. Elle explique que 54% desvictimes du génocide sont des enfants et les 2/3 avaient entre 0 et 14 ans. En étudiant le sort des enfants, Madame Dumas a pu dévoiler certaines dynamiques propres au génocide des Tutsi qui trouve leurs sources dans la violence institutionnalisée à l’école envers les enfants Tutsi dès les années 1960. Pendant le génocide, cette violence envers les enfants est décrite à travers une vision d’un monde inversé où toutes les valeurs fonctionnent en sens inverse. Ce n’est plus un monde protecteur. Madame Dumas décrit ensuite la fréquence des viols, transmissions du SIDA et des mutilations génitales sur les femmes Tutsi. Ces viols n’étaient pas des dérives, mais l’application d’une politique encouragée par le gouvernement intérimaire. Puis, Madame Dumas s’attarde sur la question de la santé mentale et des illustrations de symptômes post-traumatiques chez les rescapés. Une étude de 2021 a été publiée par le Ministère rwandais de la Santé. C’était la première fois qu’une étude était conduite sur la santé mentale des rescapés. Les résultats de cette enquête témoignent de l’empreinte indélébile que le génocide a laissée. Les épisodes de dépression majeure atteignent un taux de 30% chez les rescapés contre 12,5% dans la population générale. Ces traumatismes peuvent être absents ou très marqués et peuvent être relevés sous la forme de problèmes d’endormissement, de pensées envahissantes, tentatives de suicide, troubles de l’alimentation, etc.
Monsieur le président questionne ensuite Madame Dumas sur les juridictions gacaca. Elle explique qu’après le génocide, il n’existe plus de bâtiments pour les tribunaux, plus de juges, plus d’avocats, plus de lois. Alors une première loi est adoptée pour reconstruire le système judiciaire. Elle prévoit la catégorisation des accusés en fonction de la gravité des crimes qui leur sont reprochés. Une catégorie 1 pour les personnes en position d’autorité administrative ou morale et les auteurs présumés de violences sexuelles. Cette catégorie répond aux tribunaux ordinaires jusqu’en 2008. Après cela, elle répond aux gacaca. Une catégorie 2 est renvoyée devant les gacaca et comprend les personnes qui ont commis des tueries ou des actes de profanation. La catégorie 3 vise les pillages et destructions. Les gacaca avaient lieu souvent sur les collines où les crimes avaient été commis. Les juges ont été élus en 2001 et sont des citoyens ordinaires. Madame Dumas qualifie le travail mené comme impressionnant au regard du peu de moyens dont ils disposaient à l’époque. Les gacaca jugeaient sur la base de témoignages et d’aveux, puisqu’une campagne de promotion des aveux avait été menée. Il fallait que les aveux soient sincères et exhaustifs et que la personne dénonce ses complices. Madame Dumas admet qu’il y a pu y avoir des fausses dénonciations, mais qu’elle n’a pas été témoin de pressions sur les témoins. Le taux d’acquittement à l’échelle nationale est 14% pour la catégorie 1 mais pour les auteurs de crimes de sang de catégorie 2 le taux d’acquittement est de 37%. Ces gacaca ont précisément été créées pour ramener les crimes à l’échelle locale. Elles fonctionnent sur ce principe d’inversion.
Lors des questions des avocats des parties civiles, Madame Dumas répond à Maître Aublé qu’il était courant pendant le génocide, de regrouper les Tutsi dans des lieux de culte ou bâtiments administratifs en les privant d’eau et de nourriture pour les affaiblir puis les tuer. Elle répond à d’autres questions en disant qu’un médecin était quelqu’un d’encore plus haut placé qu’un instituteur qui était déjà un notable local et qu’elle n’avait jamais entendu parler de rondes qui avaient permis à assurer la sécurité des Tutsi comme le prétend l’accusé. Madame Dumas est enfin questionnée sur le parti MDR et sur le positionnement politique de plusieurs de ses membres. Elle répond que Jean Kambanda, premier ministre du gouvernement intérimaire et ami de l’accusé s’est radicalisé en juillet 1993. L’accusé avait lui, prétendu qu’il n’avait appris sa radicalisation que bien plus tard. Madame Dumas explique qu’au sein du MDR après sa scission, on pouvait trouver des personnalités libéralisées comme Faustin Twagiramungu et l’ancienne première ministre Agathe Uwilingiyimana qui étaient opposés à des extrémistes Hutu comme Jean Kambanda et Dismas Nsengiyaremye. Monsieur Munyemana avait affirmé que Dismas Nsengiyaremye était un Hutu modéré dont il partageait largement les opinions politiques.
Monsieur le président mentionne que Monsieur Munyemana a été condamné à plusieurs reprises par des juridictions gacaca en son absence. Une de ces condamnations a été prononcée par la gacaca de Butare et concernait des faits qui ont été écartés par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris. L’autre a été prononcée par la gacaca de Tumba et concernait les mêmes faits que ceux pour lesquels Monsieur Munyemana comparaît devant la Cour d’assisesss de Paris. Enfin, la troisième concernait des faits de pillage. Monsieur le président offre la possibilité à l’accusé de prononcer sur ces jugements. Monsieur Munyemana répond que ces jugements ont été prononcés sur la base de faux témoignages et que les juges n’ont pas motivé leurs décisions.
C’est ensuite au tour de Jacques Semelin de venir témoigner. Monsieur Semelin est professeur et chercheur spécialisé dans les génocides et crimes de guerre. Il commence sa déclaration spontanée en expliquant la complexité qu’il y a à juger des crimes de masse et à les comprendre. Un tel procès demande aux jurés et à la Cour de comprendre le processus par lequel un individu s’engage dans la commission du pire et quelles responsabilités existent pour ce processus. Il insiste sur le fait que même en tant qu’expert, il est difficile d’appréhender le trou noir de la barbarie humaine. Concernant l’usage du terme génocide, ce terme qui a été défini par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, a connu une généralisation dans son usage. Un génocide est le produit de plusieurs massacres. Monsieur Semelin définit un massacre comme une forme d’action le plus souvent collective de destruction de non combattants. Pour appréhender ces notions, Monsieur Semelin a développé trois approches. La première consiste à introduire de la rationalité dans ces crimes de masse, ce qui implique de chercher la logique politique qui les guide. La seconde approche consiste à comprendre la dimension d’irrationalité ou de psychopathologie. Enfin, afin de prendre de la distance sur cette double approche, et sortir du rationnel/irrationnel, il faut utiliser une troisième approche, celle qui consiste en l’analyse du massacre comme un processus mental. Avant de devenir cet acte atroce, le massacre procède d’une représentation de l’esprit. La représentation de l’autre forme une fabrique mentale à partir de laquelle peut se développer le massacre. C’est un processus à la fois réel et imaginaire. Monsieur Semelin explique ensuite que plusieurs facteurs se retrouvent dans un génocide. On peut donc retrouver le facteur de l’insécurité souvent provoqué par une crise institutionnelle et doublé dans un contexte de guerre. C’est le cas du Rwanda au début des années 1990.
Le deuxième facteur est l’idéologie, générée par ce qu’on appelle des entrepreneurs identitaires qui polarisent la société. Ils sont souvent des métiers qui touchent aux professions de l’esprit (politiciens, écrivains, religieux). Ces entrepreneurs identitaires vont présenter la figure de l’ennemi, au Rwanda, le Tutsi, en utilisant le langage, par exemple par le biais de comparaisons animales. Puis ils vont présenter la figure du suspect, de la personne qui ne rejoint pas ce combat identitaire. Au Rwanda, cela correspondait au Hutu modéré. Monsieur Semelin poursuit : « On tue à l’avance avec des mots ». Puis quand les idéologues prennent le pouvoir, on passe dans l’univers de la guerre. Et en temps de guerre, les individus ne se comportent plus pareil, le temps et l’espace ne sont plus les mêmes. Les lieux de refuge disparaissent au Rwanda.
Enfin un dernier facteur est le contexte international, il faut que celui-ci favorise la situation. Les Nations Unies n’ont rien fait face au génocide des Tutsi. Dans ce génocide, la dimension du crime devient intime puisque la population est invitée à participer. Elle tient aussi d’une grande vitesse de propagation, accélérée par les médias comme la Radio des mille collines. Enfin, il existe des politiques de destruction : détruire pour soumettre, détruire pour éradiquer et détruire pour terroriser. Monsieur Semelin finit sa déclaration spontanée en disant que selon lui, les Hutu ont utilisé la politique de destruction visant à l’éradication des Tutsi. Le FPR, lui a utilisé la politique de destruction en vue de la soumission des génocidaires. Pour cette raison, il n’y a eu qu’un seul génocide, celui des Tutsi.
Au cours des questions de la Cour et des parties, Monsieur Semelin précise le rôle de l’impunité dans un génocide, l’impunité joue comme facteur déterminant pour basculer dans le massacre. L’État autorise l’impunité qui devient une loi implicite. Il ajoute enfin qu’il a pu exister des cas de sauveurs-tueurs, mais qu’ils étaient minoritaires. L’audience est levée.
Margaux Gicquel, Stagiaire à Ibuka France