Compte-rendu du procès de jeudi 16 novembre 2023, Jour 3
Ce troisième jour de procès commence avec l’audition de Damien Vandermeersh, juge d’instruction saisi des enquêtes concernant le Rwanda en Belgique. Monsieur Vandermeersh a été saisi de nombreux dossiers concernant des personnes impliquées dans le génocide des Tutsi depuis 1995. Comme la France, la Belgique n’extrade pas les ressortissants rwandais vers le Rwanda, mais les juge plutôt en Belgique en vertu de sa compétence universelle. Monsieur Vandermeersh a notamment travaillé sur l’affaire dite des « Quatre de Butare » qui avait abouti à la condamnation de Vincent Ntezimana, Alphonse Higaniro et de deux religieuses Consolata Mukagango et Julienne Mukabutera. Monsieur Vandermeersh détaille dans sa déclaration spontanée, le traitement de cette affaire et la particularité de la préfecture de Butare dans le déroulement du génocide. En effet, dans la préfecture de Butare, les massacres ont commencé plus tard que dans le reste du pays mais ont été particulièrement sanglants étant donné que beaucoup de Tutsi y résidaient.
Monsieur le président questionne alors le témoin sur son expérience en tant que juge d’instruction. Monsieur Vandermeersh explique qui s’est rendu plusieurs fois au Rwanda en 1995 pour instruire ces différents dossiers. En France, il a fallu attendre 2010 pour que les premiers déplacements d’enquêteurs français soient organisés. Monsieur Vandermeersh poursuit en disant que lors de son premier déplacement au Rwanda en mai 1995, il avait l’impression de croiser des fantômes tant l’ambiance était lourde. L’administration était alors en pleine reconstruction. Pendant ce voyage, les enquêteurs belges ont procédé à la lourde tâche d’auditionner les témoins. Pendant ces auditions, Monsieur Vandermeersh n’a pas ressenti de manipulation des témoins par le pouvoir nouvellement en place ou eu l’impression de faire face à des témoins professionnels. Il a seulement observé un questionnement de la part de certains témoins pour savoir s’ils devaient parler ou non, puisqu’à cette époque, on pouvait facilement accuser les tueurs qui étaient restés au Rwanda en les pointant du doigt. La plupart des témoins étaient très disponibles, ce qui permettait aux enquêteurs de ne pas dépendre d’associations ou d’ONG pour les contacter. La difficulté principale fut celle de la mémoire. Beaucoup de rescapés étaient cachés pendant les attaques. Pour les autres, beaucoup de Hutu affirmaient n’avoir rien vu ou rien entendu, comme c’est le cas de Sosthène Munyemana. À cela, Monsieur Vandermeersh répond : « Rien vu, rien entendu, au Rwanda, ce n’est pas possible ». Il précise qu’il a entendu des témoignages poignants qui l’ont profondément marqué et que quand on entend ça, on n’a pas l’impression qu’il y a une manipulation derrière. Il y a eu quelques cas de personnes qui cherchaient à s’approprier les témoignages de rescapés qu’ils ont pu entendre. Suite à une question du président, Monsieur Vandermeersh mentionne l’exemple de Vincent Ntezimana, professeur à l’université de Butare, qui avait donné une liste de noms de Tutsi qui tentaient de fuir au Capitaine Nizeyimana (condamné à la perpétuité par le TPIR) en disant qu’il avait transmis cette lettre dans le but de protéger ces Tutsi. Cet exemple constitue un parallèle intéressant avec le récit de Monsieur Munyemana sur la fonction du bureau de secteur de Tumba pendant le génocide où de nombreux Tutsi étaient enfermés avant de disparaître quelques jours plus tard. Monsieur Vandermeersh en répondant aux questions de la Cour, affirme qu’il n’avait pas entendu parler de rondes protectrices des Tutsi mais plutôt de rondes ayant pour but d’armer les civils des quartiers pour traquer « l’ennemi ». Pendant les questions des avocats des parties civiles, Damien Vandermeersh nous parle un peu de l’état de la justice en 1995. Il précise que rapidement, des officiers de police judiciaire ont été formés pour assurer la justice. Le Rwanda avait peu de moyens à ce moment, ce qui a aussi expliqué une certaine liberté d’action. Les prisons ont rapidement été remplies, alors les gacaca ont constitué une solution pour désencombrer les prisons. La plupart du temps, Monsieur Vandermeersh trouvait plus de difficultés à enquêter en Belgique qu’au Rwanda. Il explique à la Cour qu’il enquêtait à la fois à charge et à décharge afin de pouvoir contredire les accusations au besoin. Il a déjà été confronté à quelques cas de personnes qui reconnaissaient leurs crimes, cependant dans la majorité des cas, les personnes accusées ne reconnaissaient rien. L’audition se poursuit avec les questions de la défense, et Monsieur Vandermeersh répond en disant que si les gens interrogés avaient parfois du mal à leur parler, c’était par peur de gens haut placés, et qu’ils avaient alors tendance à donner le nom de gens plus modestes pour rester en dehors des enquêtes. Il ajoute : « J’ai trouvé plus de courage chez les gens plus modestes ». Il finit son audition en répondant à la défense qu’il arrive parfois aussi en Belgique que certains témoins soient recevables même s’ils ont été contactés par des parties au procès.
A la suite de cette première audition, est projeté le documentaire Confronting evil : génocide in Rwanda, 1994. Après une suspension, l’audience reprend avec la suite de l’interrogatoire de personnalité de l’accusé. Monsieur le président questionne Monsieur Munyemana sur sa vie actuelle en France et notamment sur sa vie familiale. Monsieur Munyemana est retraité depuis le 1er janvier 2023, sa femme elle, l’est depuis le 1erseptembre 2023. Leurs trois enfants sont tous mariés et ont plusieurs enfants. Monsieur Munyemana a neuf petits-enfants qui vivent tous en France. Il est copropriétaire de sa maison avec ses enfants. Monsieur le président lit un extrait de l’enquête de personnalité selon lequel Monsieur Munyemana a été décrit par son entourage en France comme quelqu’un d’intègre, modéré, et respectueux. Puis le Président explique que l’accusé a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par le Rwanda. La Cour d’appel de Bordeaux a refusé son extradition en application de la jurisprudence constante de la Cour de cassation relative au principe de non-rétroactivité de la loi pénale. On peut cependant voir dans le mandat d’arrêt plusieurs chefs d’accusation similaires à ceux dont l’accusé doit répondre en France comme sa participation à des réunions à Tumba et son incitation à la commission du génocide, mais également de nombreux autres chefs d’accusation de meurtres et de participation à des massacres. Ensuite, Monsieur le président mentionne à Monsieur Munyemana sa procédure devant l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) puis devant la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) dans le but d’obtenir un statut de réfugié. La CNDA a refusé la demande de Monsieur Munyemana dans une décision du 21 février 2008, à un moment où il n’était pas encore mis en examen. Afin de justifier sa demande, monsieur Munyemana a affirmé faire l’objet d’une campagne de diffamation et craindre pour sa vie en cas de retour au Rwanda. La CNDA a justifié son refus en disant qu’elle avait remarqué une absence de sincérité par « l’occultation d’informations concernant une absence de volonté génocidaire au niveau local ». Elle précise aussi dans sa décision qu’étant impliqué en politique et compte tenu de son influence, monsieur Munyemana ne pouvait ignorer le sort des réfugiés de Tumba. La cour a écarté la thèse du complot et refuse la demande de protection en disant qu’il existe des raisons sérieuses de penser que Monsieur Munyemana a commis des crimes contre l’humanité. Monsieur le président interroge l’accusé sur cette procédure de demande d’asile. Sosthène Munyemana explique qu’il a été interrogé à quatre reprises par les agents de l’OFPRA. Pourtant il affirme également ne pas avoir été interrogé suffisamment sur le fond.
Monsieur le président poursuit ses questions et Monsieur Munyemana donne plus de précision sur sa compréhension des tensions politiques au Rwanda avant le génocide. Il précise que les tensions étaient plus ressenties entre le nord et le sud du pays que pour des différences ethniques. Il dit que ses propres enfants ne connaissaient d’ailleurs pas leur ethnie. Concernant ses fréquentations et ses liens d’amitié avec le Ministre de l’agriculture Straton Nsabumukunzi et le Premier ministre du gouvernement intérimaire Jean Kambanda, Monsieur Munyemana dit qu’il n’avait pas saisi de durcissement dans leurs politiques. Et quand il lui est demandé s’il savait qu’un génocide était en cours en avril 1994, l’accusé répond qu’à l’époque, on parlait de victimes et d’opposants politiques, pas de génocide. Il avait entendu parler du Hutu power mais il n’avait « pas ça en tête ». Monsieur le président répond que des personnes même en France avaient compris qu’il s’agissait d’un génocide, et demande comment il pouvait ne pas comprendre ce qu’il se passait en étant sur place. Il répond qu’il ne l’a compris que le 17 avril quand il traverse la frontière et voit que les personnes arrêtées sur la route ne sont que des Tutsi. Monsieur Munyemana semble changer une nouvelle fois de version quant au moment qui l’a fait réaliser que c’était les Tutsi qui étaient visés. Concernant sa ronde, il affirme qu’elle était mixte, c’est-à-dire qu’elle comprenait des Hutu et des Tutsi et qu’elle n’avait pour but que l’autoprotection. Il dit ensuite qu’il y a eu une erreur au moment d’un de ses interrogatoires. Vers la fin du génocide, un ami Hutu de Sosthène Munyemana, un collègue de l’ancien préfet aurai été tué par erreur par un groupe de tueurs parce qu’il avait sur lui une carte d’identité suspecte et 7000 dollars. Monsieur Munyemana dit avoir demandé l’autorisation aux autorités d’aller chercher son corps dans la forêt pour organiser son enterrement. A la suite de ces obsèques, l’accusé est parti avec son ami Straton avant d’arriver au Zaïre le 17 juin. Dans sa défense, monsieur Munyemana a affirmé que la raison de ce procès découle en réalité d’une campagne de diffamation et d’intimidation. Il aurait reçu ces menaces initialement pendant le génocide en tant qu’opposant au régime Habyarimana. Puis, arrivé en France, Monsieur Munyemana a commencé à expliquer ce qu’il s’était passé au Rwanda en rédigeant une lettre et en faisant la lecture publique à quatre reprises entre novembre et avril 1995. Des extraits de cette lettre de trois pages sont lus à la Cour. Monsieur Munyemana y parle des exactions du FPR et ne qualifie jamais le génocide des Tutsi comme tel, mais le décrit plutôt comme un combat militaire entre deux camps. Les Tutsi y sont à peine évoqués et les Twa eux, sont qualifiés d’ethnie « pure ».
Les avocats des parties civiles confrontent l’accusé à ces propos, il réplique qu’il souhaitait simplement apporter une analyse complémentaire parce qu’il entendait que le FPR était « les bons » que tous les autres étaient « les mauvais ». A la suite de ces interventions, les propos de l’accusé ont été pointés du doigt par plusieurs associations. Monsieur Munyemana a porté plainte pour diffamation et le Tribunal de Bordeaux a rendu un jugement tranchant qu’en l’espèce, la présomption d’innocence devait prévaloir sur la liberté d’expression. Maître Quinquis interroge ensuite l’accusé sur cette thèse d’un complot à son égard. Il le questionne notamment sur le fait qu’il se soit décrit comme un simple intellectuel sans influence qui ne répond pas à la définition du notable. Alors comment se fait-il que les propos évoqués aient déplu au point de se retrouver devant la Cour d’assises de Paris. Monsieur Munyemana répond qu’à l’époque, il était le seul à parler des crimes commis par le FPR.
C’est désormais au tour de l’épouse de Monsieur Munyemana, Fébronie Muhongayire d’être auditionnée. Madame Muhongayire, retraitée depuis le 1er septembre, était assistante sociale et chercheuse en sociologie. Elle se trouvait en France au moment du génocide des Tutsi. Elle commence son audition en affirmant qu’elle était en réalité Tutsi, puisque ses parents étaient Tutsi mais qu’ils avaient renoncé à leur ethnie pour survivre. Madame Muhongayire est questionnée sur les relations du couple avec Jean Kambanda. Elle l’a connu en 1978 pendant sa formation d’assistance sociale. Elle était très proche de celle qui était à l’époque la fiancée du futur Premier ministre. Plus tard, les deux couples sont devenus proches même s’ils « ne se fréquentaient pas beaucoup ». Concernant Straton Nsabumukunzi, elle le connaissait aussi très bien, lui et son épouse. A tel point qu’elle était la marraine de leur fille.
Quand elle est interrogée sur son point de vue sur le complot orchestré à l’égard de son mari, Fébronie Muhongayire explique qu’un ami à eux, James Mvuniyingoma, était Tutsi et avait tenté de les convaincre d’adhérer au FPR avant le génocide. Une fois que le FPR a pris le pouvoir en juin 1994, James aurai voulu se venger de ce refus. De plus, en 1996, une « chasse aux intellectuels Hutu » aurait eu lieu et expliquerait ces plaintes contre son mari. Une autre raison pour la persécution de Sosthène Munyemana serait le fait qu’au Rwanda, ils étaient impliqués dans une association qui s’appelait Amitiés Rwanda France. Ainsi, à la fin du génocide, ils auraient été visés par ricochet par le gouvernement rwandais au moment de la mise en cause de la France pour sa participation dans le génocide des Tutsi.
Monsieur le président interroge Madame Muhongayire sur une lettre que son mari lui a adressé pendant le génocide. La lettre est lue par le président Sommerer. Monsieur Munyemana y mentionne des traumatismes. A ce sujet Madame Muhongayire explique que ces traumatismes ont été causés par un épisode marquant mentionné plus tôt concernant le contrôle d’ethnie de leur fille à une barrière. Elle ajoute qu’entendre des gens crier et fuir créer également des traumatismes. Pourtant, Monsieur Munyemana a dit à plusieurs reprises qu’il n’avait rien vu et rien entendu pendant le génocide. Madame Muhongayire a pu transmettre et recevoir des courriers à son mari par le biais de Straton Nsabumukunzi. Pendant le reste de son interrogatoire, Madame Muhongayire semble répondre soigneusement et méthodiquement les mêmes réponses que son mari concernant le programme habituel de Monsieur Munyemana pendant le génocide. Elle répond donc qu’il s’occupait des tâches quotidiennes, qu’il écrivait un livre, et il n’a vu qu’un seul cadavre pendant une ronde. Elle détaille l’argument selon lequel son époux aurait prévenu le conseiller de secteur François Bwanakeye que des Tutsi voulaient se réfugier dans le bureau de secteur. Puis, il aurait obtenu les clés pour leur ouvrir et les protéger. Pendant les questions des parties civiles, Madame Muhongayire dit qu’elle est toujours proche de l’épouse de Jean Kambanda et que celle-ci ne doit pas être tenue responsable des agissements de son mari. Les deux couples ne parlaient pas politique ou si c’était le cas, ils s’échangeaient des banalités. Il est ensuite demandé à l’épouse de l’accusé de préciser sa vision du génocide. Elle se refuse alors à dire que le génocide a été commis par les Hutu à l’égard des Tutsi, mais affirme plutôt que les Hutu étaient majoritaires dans la commission du génocidaire parce qu’ils étaient majoritaires dans le pays, mais qu’ils avaient pour consigner de tuer tout ce qui bougeait. Elle précise que le chef des Interahamwe était Tutsi et que des Tutsi ont tué d’autres Tutsi. Elle dit ensuite à la Cour que c’est une généralisation de dire que c’est l’élite Hutu qui a mené les paysans Hutu pendant le génocide. Elle poursuit en disant : « Les Hutu qui ont sauvé les Tutsi sont malmenés parce que le PFR a dit qu’ils étaient les seuls sauveurs, et que toute personne qui est Hutu est un génocidaire, je suis contre ça ». Elle répond à Monsieur l’avocat général que le ParmeHutu ne désignait pas l’ethnie, mais un rang social, et que la haine du Tutsi n’était pas le message initial de ce mouvement. Enfin, Madame Muhongayire est interrogée sur sa sœur qui se trouve encore au Rwanda, elle dit ne pas lui avoir demandé d’aller recueillir des attestations en faveur de son mari. Après cette audition, Monsieur le président lit un résumé des rapports d’Alison Des Forges et d’André Guichaoua, puis invite Monsieur Munyemana à y réagir. L’accusé répond que selon lui, le génocide n’avait pas été prémédité ou préparé pendant des années avant 1994, mais qu’il y avait toujours eu des extrémistes et des tueries isolées. L’audience est levée.
Margaux Gicquel, Stagiaire à Ibuka France