Le Dr Sosthène Munyemana, le 7 octobre 2010 au palais de Justice de Bordeaux.. © AFP

Compte-rendu du procès de vendredi 17 novembre 2023, Jour 4

Cette quatrième journée d’audience commence avec l’audition de Monsieur Alain Verhaagen ; Monsieur Verhaagen a effectué environ deux cents missions en Afrique sub-saharienne en tant que chercheur ou membre de cabinet ministériel. Il a notamment été le conseiller politique de Médecins sans Frontières lors d’une mission au Rwanda pendant le génocide des Tutsi. Il est régulièrement sollicité depuis 2005 par la justice belge et la justice française dans le cas de procès d’assises. Monsieur Verhaagen était en mission au Burundi au début du mois de mai 1994. A la fin de sa mission vers la mi-mai, il décide de passer la frontière pour entrer au Rwanda par le sud-est. Il y reste 48h mais observe déjà les conséquences du début du génocide. En rentrant en Belgique, Monsieur Verhaagen commence à témoigner dans les médias. Il retourne au Rwanda le 15 mai, cette fois en tant qu’accompagnant d’une mission de secours pour le Rwanda transitant par le Burundi. Pendant plusieurs semaines, il identifie les traces de préméditation des massacres, ces traces s’accumulent progressivement. Sa mission l’amène notamment dans l’église de Ntarama, ou environ 5000 Tutsi ont été massacrés. Sur ce site macabre, il remarque les traces de jets de grenades. Le placement des corps notamment vers les portes de l’église lui permettent de deviner le déroulement des tueries. Monsieur le président demande au témoin s’il a vu des cadavres. Il répond immédiatement : « j’ai vécu dans les cadavres pendant un mois ». Dans les jours qui suivent, les traces de la préméditation du génocide sont de plus en plus visibles. Il remarque une répétition du mode opératoire notamment dans les églises, il découvre dans la préfecture de Nyamata, des fiches de naissance Tutsi déchirées, il entend des rescapées Tutsi lui raconter la torture qu’elles ont vécue : choisir entre le viol et la mutilation génitale. Tous ces éléments mettent à mal l’argument de la spontanéité des massacres. Monsieur le président demande à Monsieur Verhaagen s’il penche donc plus vers la thèse d’Alison Des Forges visant à dire que le génocide était en gestation depuis le début des années 1990, ou vers celle d’André GUICHAOUA qui affirme que la préparation du génocide était beaucoup plus récente. Monsieur Verhaagen répond que selon lui, ces deux thèses ne sont pas incompatibles. Il explique qu’en effet plusieurs schémas ont constitué des pré-dispositions au génocide comme la présence du colon belge, puis la marginalisation de la composante Tutsi de la société rwandaise, ou encore les grands déplacements de population. D’autres éléments montrent une préméditation comme la vitesse de déplacement de l’armée rwandaise après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Cependant, Monsieur Verhaagen affirme que ce n’est pas le peuple Hutu qui a voulu massacrer le peuple Tutsi, mais c’est une frange de Hutu qui avaient les moyens opérationnels et qui ont utilisé de la soumission à l’autorité pour inciter les membres de la population Hutu à commettre ces massacres. Il précise qu’il existait différentes formes de soumission à l’autorité et quand dans certains cas, les gendarmes et les miliciens ont forgé de vraies machines à tuer. On n’est alors plus dans la soumission à l’autorité. Monsieur Verhaagen confirme que la Radio Télévision libre des Mille Collines (RTLM) était diffusée partout dès la signature des accords d’Arusha. Monsieur Munyemana lui, a affirmé qu’il ne la captait pas chez lui.

Monsieur Verhaagen répond aux questions de la Cour quant au langage utilisé pendant le génocide. Le mot « travailler » signifiait en réalité tuer les Tutsi, c’était un mot simple pour qu’il soit compréhensible pour tout le monde, dès lors, n’importe qui avait connaissance de sa signification. Lors des questions des avocats des parties civiles, Monsieur Verhaagen affirme qu’en 1994, nulle part n’était un refuge, contrairement aux massacres des années précédentes. Il explique ensuite le fonctionnement d’une ronde. C’était organisé par les voisins qui devaient alerter les autres tueurs lorsqu’ils repéraient un Tutsi. Il ajoute que n’importe qui était susceptible de diriger une ronde ou barrière, et que ça s’est beaucoup vu notamment avec les professeurs sur le campus de Butare. Monsieur Verhaagen nous parle ensuite de la technique génocidaire qui visait à regrouper les Tutsi pour les affaiblir et les tuer, ils étaient souvent concentrés dans des espaces en espérant être protégés. Il continue de répondre aux questions des parties civiles et affirme que voir un seul cadavre pendant le génocide, ce n’est pas possible. C’est ce qu’affirme pourtant l’accusé. Maître Dupeux pour la défense demande au témoin de parler du sort des Hutu modérés. Il répond qu’il ne faut pas assimiler Hutu modéré et opposants. Il ajoute : « Les opposants politiques l’ont payé de leur vie. C’est une minorité. L’essentiel de la population Hutu n’était ni modéré ni opposant, elle était la population ». Il poursuit en disant qu’il a pu y avoir des cas de personnes qui se sont exposées pour sauver des Tutsi mais ça ne pouvait être fait que pour quelques individus, sauver un groupe entier n’était pas tenable à moins de disposer de la force. Il finit par ajouter : « Réussir à sauver un groupe de civils, ça parait être une invention de l’esprit ».

Après cette première audition de la journée, l’audience est suspendue. Quand elle reprend une quinzaine de minutes plus tard, Monsieur le président explique à la Cour qu’il a été informé que l’épouse de l’accusé, Madame Muhongayire, est entrée en contact avec l’une des jurées pendant la suspension dans les toilettes. Madame Muhongayire affirme qu’elle a arrêté de lui parler en apprenant qu’elle faisait partie du jury. Monsieur le président démet la jurée qui était suppléante en la remerciant et donne un avertissement à l’épouse de l’accusé.

Après cet incident, est entendu Monsieur Hervé Deguine, qui est convoqué par le président à la demande de la défense. Monsieur Deguine, régulièrement cité par la défense, a travaillé sur le Rwanda jusqu’en 1997 pour Reporters sans frontières. Il commence sa déclaration spontanée en précisant qu’il ne connaît pas l’accusé et qu’il n’est pas là pour discuter ou non de l’existence d’un génocide. Il poursuit en disant qu’au Rwanda, il est très difficile de connaître la vérité et très facile de « fabriquer des vérités ». Il remonte avant 1994 en expliquant qu’il n’y avait pas de journalistes indépendants sous le régime Habyarimana puisque tous étaient tués ou persécutés. Puis, Monsieur Deguine dit que c’est encore le cas aujourd’hui sous le régime du FPR qu’il qualifie de dictatorial. Pour illustrer ses propos il donne deux exemples. Le premier concerne André Sibomana, journaliste rwandais et directeur du journal Dialogue. En 1995, Sibomana a été accusé d’être un complice de génocide, il a tenté de démontrer que toutes ces accusations étaient fausses et qu’elles étaient en réalité issues d’une conspiration établie contre lui. Monsieur Deguine a notamment publié un ouvrage sur ces accusations. En 1998, André Sibomana est tombé malade et Monsieur Deguine affirme que son passeport lui a été refusé pour qu’il ne puisse recevoir des soins en Belgique et en Allemagne. Il est décédé juste après que lui soit rendu son passeport. Monsieur Deguine mentionne ensuite un second exemple concernant Guy Theunis, un prêtre belge. Il était très critique à l’égard du pouvoir Habyarimana. Il part en Belgique et poursuit la publication de la revue Dialogue. En 2005, il se trouve dans un avion qui est contraint d’atterrir au Rwanda. Il est accusé de complicité de génocide par ses publications et est arrêté au Rwanda et détenu pendant soixante-quinze jours. Il sera finalement expulsé du Rwanda. Monsieur Deguine précise ensuite qu’il n’est pas en train de dire que tous les témoins qui viennent du Rwanda sont manipulés et sont des menteurs, mais il alerte les jurés en disant qu’il faut les écouter avec attention. Il ajoute que le Rwanda ce n’est pas la France, et que c’est un pays particulier avec une culture particulière et une « tradition politique particulière ». Il ajoute que la fabrication de témoignages pour de l’argent ou pour « sauver sa peau » est très courante encore aujourd’hui, et que le Rwanda est une dictature ou les opposants sont assassinés et torturés. Il poursuit en disant qu’en France en particulier, on ferme les yeux sur ce régime dictatorial. Pendant les questions du président Sommerer, Monsieur Deguine affirme que beaucoup de procès sont politiques et mentionne des exemples d’affaires dans lesquelles des témoins ont dû être écartés. Selon lui beaucoup de témoins se professionnalisent et que beaucoup de spécialistes sont corrompus en échange de visas. Comme c’est un témoin de la défense, c’est aux conseils de Monsieur Munyemana d’interroger le témoin en premier. Monsieur Deguine répond aux questions de Maître Bourg et explique que selon lui, la RTLM ne pouvait couvrir tout le pays au vu du réseau de relais. Radio Rwanda à l’inverse était diffusée sur tout le territoire. Maître Bourg mentionne une photo versée au débat montrant Dismas Nsengiyaremye, ancien premier ministre sous Habyarimana, avec la légende disant qu’il fait partie du mouvement MDR power. Hervé Deguine répond qu’il connaît bien la publication de Jean-Pierre Chrétien dans laquelle cette photo apparaît. Ce travail était initialement un travail commun entre Monsieur Chrétien, Hervé Deguine, Jean-François Dupaquier et Marcel Kabanda qui avait pour but de dénoncer le rôle de la presse dans le génocide des Tutsi. Les relations au sein de l’équipe se sont dégradées puisque, contrairement aux autres, Hervé Deguine souhaitait consacrer une partie de l’ouvrage aux crimes commis par le FPR. Hervé Deguine ajoute que selon lui, quand il s’agit des différentes visions des spécialistes sur le Rwanda : « On est dans une controverse malhonnête ou des moyens non universitaires sont employés pour un débat universitaire ». Il finit par dire que selon lui, Dismas Nsengiyaremye n’était pas un membre du MDR power et qu’il n’était partisan ni des uns ni des autres. Au moment des questions des parties civiles, Maître Lindon fait confirmer par le témoin que Reporters sans frontière a pourtant signé l’ouvrage mentionné précédemment.

Après la suspension, vient justement le témoignage de Dismas Nsengiyaremye, témoin également cité par le pouvoir discrétionnaire du président à la demande de la défense. A peine arrivé à la barre, Monsieur Nsengiyaremye commence par dire que Monsieur Munyemana n’est pas un génocidaire et qu’il l’estime innocent. Monsieur le président questionne le témoin sur sa relation avec l’accusé. Il répond qu’il le connaît parce qu’il habitait dans une commune voisine à sa commune d’origine. Dans ce contexte, ils échangent à l’occasion. Monsieur Nsengiyaremye retrace ensuite son parcours. Il a d’abord été fonctionnaire de l’Etat rwandais dans la région est du Rwanda. En 1976, il travaille au ministère de l’agriculture. Dès l’ouverture du Rwanda au multipartisme en juillet 1991, Dismas Nsengiyaremye adhère au MDR. Il devient rapidement deuxième vice-président d’un comité au sein du MDR. Il est nommé premier ministre sous le régime Habyarimana du 2 avril 1992 au 18 juillet 1993. Pendant son interrogatoire par Monsieur le président, Dismas Nsengiyaremye donne plus d’informations sur l’organisation du gouvernement pendant son mandat.  Ce gouvernement était un gouvernement de transition à base élargie avec un Premier ministre issu des partis de l’opposition. Monsieur Nsengiyaremye quitte ses fonctions un mois avant la signature des accords d’Arusha. Il explique que ce gouvernement ne devait initialement durer qu’une année, au bout d’un an au mois d’avril 1993, les négociations pour les accords d’Arusha n’étaient pas encore finies, alors le gouvernement est resté en place, mais selon lui, en juillet, les responsables de parti ont estimé que son mandat devait prendre fin. C’est ensuite Agathe Uwilingiyimina qui sera élue au sein du MDR pour prendre sa suite. Dismas Nsengiyaremye affirme qu’après son mandat, il a dû prendre la fuite le 1er août 1993 et est devenu un réfugié. Il revient au Rwanda en novembre 1993. Ensuite Monsieur Nsengiyaremye dit, tout comme l’accusé, qu’il y a eu une troisième voie au sein du MDR, une voie qui ne prenait parti ni pour le MRND, ni pour le FPR. Il affirme également que Monsieur Munyemana était dans cette troisième voie. Pourtant quand Monsieur le président lui demande s’il a parlé à l’accusé à cette époque, il répond que non et qu’il l’a su en parlant de lui avec des responsables du parti. Il ajoute : « J’ai des agents partout ». Monsieur le président interroge ensuite le témoin sur les distensions au sein du MDR suite à l’élection d’Agathe Uwilingiyimina comme Premier ministre. Il répond que selon lui, il n’y avait pas de conflit entre elle et Jean Kambanda. Il ajoute ensuite qu’il n’a jamais été de la tendance MDR power et qu’il a plutôt tenté de corriger la dérive ethniciste. Concernant l’accusé, Monsieur Nsengiyaremye le décrit comme un homme honnête et modéré. Puis après question de Monsieur le président, il réaffirme ne pas avoir eu de contact avec lui pendant le génocide. Maître Dupeux montre à Dismas Nsengiyaremye la photo discutée plus tôt lors de l’audition de Monsieur Deguine, sur laquelle on peut le voir aux côtés d’autres personnalités extrémistes du MDR avec la légende : « le trio Hutu power du MDR ». Monsieur Nsengiyaremye répond qu’à cette époque il était régulièrement pris en photo avec des responsables politiques et que ça ne fait pas de lui un membre de cette tendance. L’audition doit être suspendue le temps de quelques heures puisque la prochaine audition est prévue en visio-conférence.

Nous entendons donc Jean Marie Vianney Ndagijimana en visioconférence, cité également par pouvoir discrétionnaire du président à la demande de la défense. Monsieur Ndagijimana est retraité et dit ne pas connaître l’accusé. Il souhaite commencer son témoignage en parlant de son parcours et du contexte qui a précédé le génocide des Tutsi. Il était ambassadeur du Rwanda en Éthiopie et au Soudan en 1990, puis il est nommé ambassadeur à Paris jusqu’en 1994. Il explique qu’il était partisan du MDR. Monsieur Ndagijimana décrit le climat et les tensions qu’il a pu ressentir à l’ambassade pendant le génocide. Après que le témoin ai passé un long moment à décrire le déroulement de sa carrière qui n’a que peu de rapport avec notre affaire, Monsieur le président décide d’arrêter de le questionner et laisse la défense prendre la suite. Les conseils de Monsieur Munyemana questionnent alors Monsieur Ndagijimana sur sa perspective du génocide au moment des faits en tant qu’ambassadeur. Il explique qu’en avril 1994, il a été démis de ses fonctions parce qu’il ne tolérait pas le comportement du gouvernement intérimaire. La défense le questionne enfin sur son poste de ministre des Affaires étrangères au sein du premier gouvernement post-génocide et sur Seth Sendashonga, le ministre de l’Intérieur et du Développement communal au sein du même gouvernement. Monsieur Ndagijimana affirme que Monsieur Sendashonga a trouvé la mort parce qu’il a tenté de dénoncer les meurtres de Hutu par le FPR et que Monsieur Kagamé ne l’a pas supporté. Maître Gisagara lui fait remarquer qu’il est étonnant qu’il se décrive comme un homme de conviction alors qu’il affirme avoir été convaincu que c’était le FPR qui avait refusé une trêve à la fin du génocide et qu’il a également décidé de rejoindre le gouvernement du FPR quelques semaines plus tard.

Enfin, l’audition de Monsieur Nsengiyaremye reprend pour les questions des parties civiles. Maître Foreman questionne le témoin sur la lettre qu’il a rédigée pour défendre l’accusé. Dans cette lettre il dit que Monsieur Munyemana est une bonne personne et qu’il est innocent. Maître Foreman lui demande comment il a pu savoir que c’était le cas puisqu’il ne le connaissait pas vraiment personnellement et ne l’a pas vu pendant le génocide. Il répond qu’il s’est renseigné auprès d’anciens membres du MDR qui lui ont affirmé qu’il n’avait pas pris part aux massacres. Maître Foreman lui répond qu’il a cité deux personnes lui ayant rapporté cette information. La première a affirmé ne jamais avoir parlé de cette question avec Dismas Nsengiyaremye et n’avoir jamais vu Sosthène Munyemana pendant le génocide. La deuxième, dans une attestation rédigée en défense de l’accusé, affirme simplement qu’aucun tueur n’a mentionné le nom de Sosthène Munyemana. En conséquence Monsieur Nsengiyaremye affirme qu’il est innocent simplement parce qu’une connaissance commune n’a pas entendu parler de lui pendant le génocide. Monsieur Nsengiyaremye finit par répondre : “Ils ont entendu ce qu’ils ont entendu”. Avant de lever l’audience, Monsieur le président demande à l’accusé s’il souhaite réagir. Monsieur Munyemana répond que son dossier est représentatif de la réalité des témoignages au Rwanda qui a été décrite par certains témoins entendus aujourd’hui.

Margaux Gicquel, Stagiaire à Ibuka France

 

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