Le Dr Sosthène Munyemana, le 7 octobre 2010 au palais de Justice de Bordeaux.. © AFP

Compte-rendu du Jour 6, mardi 21 novembre 2023

Cette journée d’audience commence par le versement de nouvelles pièces par la défense. Parmi ces pièces, une concerne la mention de Sosthène Munyemana dans le rapport d’André Guichaoua, Butare, la préfecture rebelle. Ce rapport de 2004 a été grandement utilisé par les juges et témoins de contexte comme ouvrage de référence, aux côtés des travaux d’Alison Des Forges. Il y fait donc mention de l’accusé en exposant son implication dans plusieurs étapes de l’exécution du génocide. La défense affirme au sujet de cet ouvrage qu’il comporte plusieurs erreurs au sujet de monsieur Munyemana, et que ces erreurs peuvent être justifiées par le fait que lors de ses recherches, monsieur Guichaoua faisait partie du Réseau documentaire international sur la région des Grands Lacs africains aux cotés de James Vuningoma. Or, monsieur Munyemana a affirmé dans sa ligne de défense que ce procès politique dont il fait l’objet est en réalité un règlement de compte orchestré par son ancien ami, James Vuningoma. En réponse à cet argument, maître Foreman et madame l’avocate générale expliquent que la liste des membres de ce réseau documentaire versée par la défense date de 2005, soit un an après la parution du rapport de Guichaoua. Dans cette même liste on trouve aussi René Le Marchand, qui a délivré des attestations en faveur de l’accusé.

Après ces premiers débats, nous entendons Diana Kolnikoff, psychologue clinicienne, et témoin citée par le ministère public. Madame Kolnikoff est notamment spécialisée dans le suivi psychologique des victimes de violences politiques et de violences de masse. Madame Kolnikoff explique dans sa déclaration que les violences politiques et de masse ont très souvent des points communs dans leurs effets sur les victimes malgré les différents contextes dans lesquels elles surgissent. Il est primordial de comprendre la spécificité de ces effets sur les victimes. La témoin poursuit en expliquant que ces violences visent tout un groupe de la population selon une intentionnalité et une impunité qui laisse ce groupe dans l’impossibilité de se défendre. Elles répondent à une volonté de détruire le groupe mais aussi ses appartenances culturelles et les particularités de chaque individu. La victime de ces violences intentionnelles est laissée dans l’incompréhension face à son monde connu devenu chaos et terreur. La justice ne fonctionne plus et ces crimes se déploient en toute impunité. Parmi ces différents effets sur les victimes, Madame Kolnikoff détaille les différents symptômes des effets post-traumatiques comme les troubles du sommeil ou troubles de la mémoire. A ces symptômes s’ajoutent d’autres types d’effets comme la solitude, l’isolement, la difficulté de faire confiance et de voir l’avenir, la culpabilité pour les personnes victimes de viols et de violences sexuelles. Madame Kolnikoff nous parle ensuite du ressenti des rescapés lors qu’ils viennent témoigner. La justice s’est beaucoup fait attendre pour eux. Ils espèrent qu’il y aura une reconnaissance des choses qu’ils ont vécues. Ils ont souvent le sentiment de parler pour eux mais aussi pour ceux qui ne sont plus là. Le procès créé souvent un sentiment d’anxiété chez la victime. Pour toutes ces raisons, lorsque l’on entend un rescapé témoigner, il faut comprendre qu’il fonctionne selon une temporalité qui ne suit pas forcément notre exigence de la temporalité. Le temps du trauma est spécifique à chacun. Certains seront submergés par l’émotion, d’autres parleront des évènements comme s’ils étaient arrivés à quelqu’un d’autre. Madame Kolnikoff précise ensuite comment ces effets se remarquent sur les générations qui suivent et sur les personnes qui étaient enfants au moment du génocide, ces personnes ont pu faire face à une incapacité à comprendre les faits face au monde protecteur qui fait alors défaut. Monsieur le président et les membres de la Cour questionne la témoin sur la réception du témoignage au sein d’un procès. Elle répond aux questions de la Cour en disant qu’on observe souvent peu de haine ou désir de vengeance, mais plutôt un désir de justice. Elle ajoute qu’il est possible que le souvenir soit dans certains cas, transformé par le traumatisme ou par le récit collectif. Concernant les viols commis pendant les crimes de masse, Madame Kolnikoff explique qu’il est possible de constater qu’ils sont plus fréquents depuis ces dernières décennies puisqu’ils sont devenus une vraie arme de guerre. La défense lors de ses questions à la témoin tente de la faire se prononcer sur la différence entre la vérité juridique et la vérité des victimes, sur les faux témoignages et sur la confusion entre le vécu propre d’un rescapé et le vécu qu’il entend dans le cadre de la mémoire collective. Madame Kolnikoff répond que lors des débats à venir, va émerger une parole qui va convaincre ou pas et elle appelle les jurés à faire appel à leur ressenti dans la réception des témoignages. Elle finit son audition en disant : « Pour un rescapé, ce qu’il a vécu, il y tient, c’est sa vie qu’il va raconter. Il met en action sa propre existence, ce qui lui est arrivé ».

Après cette audition, un documentaire de la BBC est diffusé à la demande de la défense, c’est un documentaire qui traite des violations des droits humains dans le régime actuel rwandais, documentaire régulièrement exploité par la défense. Est aussi lue une synthèse d’un rapport de Human Rights Watch sur ces violations par le régime de Paul Kagamé. La défense utilise ces deux sources pour tenter de démontrer aux jurés que les fausses accusations de génocide sont courantes pour se débarrasser d’opposants politiques. Elle mentionne ensuite d’autres rapports d’ONG sur ces questions comme ceux d’Amnesty International ou de la Fédération International des droits de l’Homme (FIDH). Maître Sebbah qui représente la FIDH en tant que partie civile dans ce procès prend la parole pour inviter les membres du jury à ne pas tomber dans l’amalgame offert par la défense. La FIDH, comme beaucoup d’autres associations se sont opposés aux violations des droits humains par le gouvernement actuel au Rwanda et pour autant, sont parties civiles dans ce procès. Maître Foreman ajoute qu’il ne s’agit ici que d’une stratégie de défense visant à transformer le procès de Sosthène Munyemana en celui du régime de Paul Kagamé. Un autre documentaire montrant des images du génocide prises à Kigali est diffusé. Après que ces images montrant un grand nombre de cadavres aient été diffusées, l’accusé prend la parole pour expliquer qu’il n’a pas vu beaucoup de cadavres parce qu’à Tumba et ses alentours, les victimes étaient directement tuées dans des fosses ou autres lieux d’exécution éloignés. Concernant sa fuite, il n’a pas vu de cadavres dans les bas-côtés de la route parce qu’il tentait soi-disant d’être discret et donc de ne pas regarder par la fenêtre du véhicule.

Après une suspension, Monsieur Jean-Philippe Reiland est entendu par la Cour. Monsieur Reiland est entendu en tant qu’enquêteur au sein de l’Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité et les crimes de Haine (OCLCH). Cet office qui a été créé en 2013 n’était pas en fonction au moment où le dossier a commencé à être instruit. A partir de 2013, la mission de l’office est de mener des investigations et de coordonner ces investigations sur les crimes contre l’humanité. L’OCLCH est une petite structure d’une quarantaine de personnes. Les enquêteurs de l’OCLCH se déplacent dans d’autres pays avec leurs autorisations pour enquêter selon des fiches de mission fixées par des magistrats. La défense questionne Monsieur Reiland sur la présence d’autorités rwandaises pendant les auditions de témoins et sur des influences potentielles de témoins. Ce à quoi Monsieur Reiland répond que la règle générale dans la plupart des pays est la présence des autorités du pays pendant les auditions. Au Rwanda, la majeure partie des auditions se fait sans présence d’autorités rwandaises mais cela peut arriver. Monsieur Reiland finit son audition en disant qu’il n’a jamais observé une influence quelconque sur les témoins qu’il a entendus.

C’est ensuite Olivier Grifoul qui est entendu devant la Cour. Monsieur Grifoul est également un enquêteur de l’OCLCH ayant travaillé sur l’affaire Munyemana. Il détaille son expérience professionnelle dans d’autres dossiers sur différents pays, puis dans le cadre de ce dossier à partir de 2011. Il poursuit sa déclaration spontanée en détaillant à la Cour les méthodes d’enquête utilisées dans cette affaire. Pendant ces enquêtes au Rwanda, les enquêteurs français sont assistés par le GFTU (Genocide Fugitives Tracking Unit), une autorité rwandaise chargée de faciliter les investigations sur place des pays signataires du Statut de Rome. Les enquêteurs français font donc pendant plusieurs semaines des allers-retours entre les différents sites de l’affaire et tentent de comprendre le contexte et les particularités locales. Ils se familiarisent avec les modes opératoires utilisés pendant le génocide à Butare. La défense questionne Monsieur Grifoul sur la présence de faux témoins dans le dossier, ce à quoi il répond que des témoins ont pu être clairement identifiés comme des gens peu fiables et ont été dès lors, écartés par les magistrats. Au sujet du bureau de secteur, Monsieur Grifoul explique que selon lui, une comparaison peut être clairement faite entre le bureau de secteur et les autres lieux de regroupement des Tutsi pendant le génocide comme les églises. Il explique ensuite la logique qu’ils ont trouvé autour de l’exploitation du bureau de secteur en enquêtant. Il ajoute que tuer en masse, ça demande l’organisation, ce qui explique que des gens ont été stockés puis évacués pour être tués. Maître Bourg pour la défense lui fait remarquer certaines différences d’analyse dans les rapports d’enquêtes entre différents enquêteurs chargés de l’affaire. Monsieur Grifoul explique que lui et le Major Patrick Gérold dont il est question, n’ont pas enquêté au même moment sur l’affaire et ils n’ont pas non plus enquêté avec les mêmes éléments et informations, ce qui peut expliquer certaines divergences. Maître Bourg se plaint ensuite auprès du Ministère public de n’avoir pas eu le contact du Major Gérold qui est aujourd’hui retraité et finit par insinuer que le travail de Monsieur Grifoul est empreint de trop de subjectivité.

Après cette audition, monsieur le président fait la lecture d’un mail envoyé par Innocent Biruka, le témoin qui devait être entendu le lendemain. Il fait savoir qu’il ne souhaite pas témoigner devant la Cour parce que selon lui, des agents de Kigali par le biais du CPCR, rendent impossible la venue de personnes d’ethnie Hutu. Maître Foreman prend la parole pour défendre le CPCR qu’il représente en affirmant que jamais aucun témoin n’a été empêché de venir devant cette Cour jusqu’à présent.

Margaux Gicquel, Stagiaire à Ibuka France

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