Ibuka France vous propose un « bulletin » hebdomadaire sur le déroulé du procès de Bucyibaruta du 9 mai au 12 juillet 2022 aux Assises de Paris.

Semaine 1: Lundi 9 mai – Vendredi 13 mai 2022

Le lundi 9 mai, après le tirage au sort des six jurés titulaires et des suppléants, le procès de l’ancien préfet de la province de Gikongoro au Rwanda, Laurent Bucyibaruta, démarre. La parole est d’office  demandée par Maître Biju-Duval, avocat de l’accusé, qui présente ses conclusions visant l’annulation du procès. Sur fondement de l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, la défense soutient que le procès arrive trop tard, que les 22 ans séparant l’arrestation de Laurent Bucyibaruta et son procès contreviennent à l’exigence de « délai raisonnable » et que l’âge avancé de l’accusé, 78 ans, empêche ce dernier de se défendre comme il en a le droit. Me Biju-Duval argumente pendant plusieurs dizaines de minutes sur les conséquences de ce délai, soutenant notamment que cela a conduit au décès de plusieurs témoins fondamentaux pour la recherche de la vérité. Me Forman, avocat du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), se dirige ensuite à la barre pour répondre à la défense. Il soutient que les parties civiles regrettent elles aussi la longueur de la procédure, que l’exigence de « délai raisonnable » est également un droit fondamental des victimes et rappelle que le CPCR s’est longtemps battu pour que cette dernière soit accélérée. Il déclare également que les crimes pour lesquels Laurent Bucyibaruta est poursuivi, génocide, complicité de génocide et complicité de crime contre l’humanité, sont imprescriptibles, ce qui permet d’en poursuivre les responsables, même des dizaines d’années après leur commission. Enfin, il reprend la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et de la Cour de Cassation qui disposent qu’un délai déraisonnable n’est jamais une cause d’annulation d’un procès. Le Ministère Public poursuit cette démonstration sur la recevabilité de la demande et sur ses fondements juridiques en rappelant que les sanctions pour violation de l’article 6 précité sont uniquement des sanctions pécuniaires et le prononcé de recommandations à l’égard de l’Etat afin qu’il modifie son organisation interne. Suite à ces différents exposés, la Cour se retire pour délibérer sur la question. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, le Président Lavergne, sans grande surprise, déclare la demande de la défense irrecevable, parce que trop tardive, et infondée en droit, car la conséquence d’un délai déraisonnable n’est jamais l’annulation du procès. S’en suivent l’étude des différentes constitutions de partie civile. Au total, sept associations se sont constituées (le CPCR, la LICRA, la CRF, la FIDH, la LDH, Survie et Ibuka France), ainsi qu’une soixantaine de personnes physiques. Me Lévy, un autre avocat de la défense, demande à ce que les règles de droit soient respectées dans les constitutions de partie civile, et que les preuves du préjudice soient apportées. L’audience est suspendue et reprendra le lendemain matin à 9h30.

Le mardi matin, le Président ouvre l’audience en acceptant de surseoir à statuer sur la constitution de trois parties civiles. Le reste de la journée est en majorité consacré à la lecture du rapport du président, rapport qui présente les faits reprochés à l’accusé en exposant les éléments à charge et à décharge tels qu’ils figurent dans la décision de mise en accusation. A 15h40, la lecture est terminée et le procès continue avec l’audition d’Agnès Aupetit, l’enquêtrice de personnalité qui a entendu Laurent Bucyibaruta en avril 2005. L’enquête de personnalité de l’accusé et l’interrogatoire des enquêteurs permet à la Cour de retracer son parcours, depuis l’enfance jusqu’à la commission des faits. Agnès Aupetit développe les éléments de la vie de Laurent Bucyibaruta qu’elle a été amenée à connaitre. Une seule question lui est posée par le Ministère Public afin d’essayer de comprendre si l’accusé a été décisionnaire dans l’évolution de sa carrière ou si cette dernière a plutôt été le résultat d’opportunités administratives et politiques que ce dernier a saisi, sans porter égard au gouvernement en place à ce moment. L’enquêtrice peine à donner une réponse claire sur la question. Le Président pose ensuite quelques questions à Laurent Bucyibaruta afin de développer quelques points sur l’histoire et la culture rwandaise de façon globale. S’en suit l’audition de l’expert Jean-Luc Ployé ayant procédé à l’expertise médico-psychologique de l’accusé il y a 20 ans. Il déclare que Laurent Bucyibaruta a un niveau intellectuel tout à fait normal, que c’est un homme intelligent, organisé et structuré qui comprend très rapidement toutes les questions qu’on lui pose. Cette observation lui permet de déduire qu’il n’y a aucune altération de ses facultés de discernement, permettant d’écarter l’hypothèse d’irresponsabilité pénale de l’accusé. Jean-Luc Ployé déclare également que Monsieur Bucyibaruta a un besoin de contrôle très structurant et qu’il n’exprime aucune vibration émotionnelle. Les questions posées par le Président, les conseils des parties civiles, le Ministère Public et la défense ne permettent pas réellement d’éclaircir la déclaration spontanée de l’expert. L’entretien ayant eu lieu il y a longtemps, ce dernier ne peut pas se positionner de façon claire. L’audience est suspendue à la fin de cet interrogatoire.

Le mercredi 11 mai, troisième jour d’audience, reprend, après quelques déclarations procédurales du Président, par l’audition de Jacques Semelin, chercheur et professeur spécialiste des génocides et des crimes de masse. Il commence sa déclaration spontanée en rappelant que le génocide est un crime singulier en ce sens que les auteurs sont animés d’une intention particulière, le « dolus specialis », la volonté de « détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel ». Il précise donc qu’au Rwanda, il n’y a pas eu de « double ou de triple génocide » et que tout crime de masse ne doit pas être considéré comme tel. Il continue sa déposition en développant les différentes approches de destructions massives et en décryptant les éléments clefs qui permettent de comprendre le schéma de commission de tels crimes. Il démontre notamment le rôle essentiel joué par l’idéologie portée par les intellectuels : la nécessaire destruction de l’autre pour la survie du « nous », la mort de tous les Tutsi pour la préservation des Hutu. Aussi, il rappelle que ces crimes sont souvent inscrits dans une situation de conflit armée car la guerre ouvre au déferlement de violence, « du fait de la guerre se créée une radicalisation ». Jacques Semelin est ensuite interrogé par la Cour et les différentes parties. Quand un conseil de la FIDH lui demande s’il y a eu une montée en puissance de la violence au Rwanda, ce dernier répond qu’effectivement, l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril 1994 a été un élément déclencheur des massacres, même si la dynamique génocidaire existait déjà avant cet évènement. Il poursuit en déclarant que, dans ce schéma, les autorités administratives ont occupé un rôle central. La matinée se termine par la diffusion de deux courtes vidéos : « Confronting evil » de Human Rights Watch et « Kigali 1994 ». Le témoin suivant à être entendu est André Guichaoua, professeur de sociologie, spécialiste de la région des Grands Lacs africain et ancien expert auprès du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. La déclaration spontanée de ce dernier va durer assez longtemps. Les explications de Monsieur Guichaoua étant assez confuses, aucune prise de note claire n’a pu être réalisée. L’audition de ce témoin est interrompue pour pouvoir entendre l’expert psychiatrique ayant examiné Laurent Bucyibaruta en 2000, le docteur Jean Ferrandi. Ce dernier déclare que les capacités de jugement et de raisonnement de l’accusé sont bonnes et qu’il n’a vécu aucun évènement traumatique. Il conclut en le déclarant tout à fait capable de répondre de ses actes et qu’il est donc « accessible à une sanction pénale ».

Le jeudi 12 mai s’ouvre avec la reprise de la déclaration d’André Guichaoua. En reprenant un exposé aussi confus que la veille, ce dernier revient sur l’étude de la composition du gouvernement intérimaire et sur différents documents officiels. Il évoque tout de même durant plusieurs minutes la qualité de la preuve pour les témoignages, soutenant qu’il ne faut accorder qu’une crédibilité limitée aux témoins dans certaines procédures. A 12h30, le Président Lavergne décide de suspendre l’audience et d’inviter Monsieur Guichaoua à revenir plus tard afin de pouvoir répondre aux questions des parties, d’autres témoins devant être entendus pour l’heure. La seconde partie de la journée est consacrée à l’audition d’Hélène Dumas, docteure à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, historienne spécialiste du génocide des Tutsi chargée de recherche au CNRS. Elle construit sa déposition spontanée en quatre points. Tout d’abord, elle rappelle la matérialité très spéciale du génocide, provoquée par l’intention de destruction du groupe comme tel (assassinats d’enfants, volonté de rompre la filiation, assassinats des femmes enceintes, …). Elle continue en développant les différentes conditions ayant rendu le génocide redoutablement efficace et notamment l’organisation particulièrement minutieuse rassemblant trois sphères : l’Etat, le voisinage et les autorités administratives intermédiaires. L’historienne revient ensuite sur les différentes transgressions culturelles, morales et religieuses permises par la mise en place d’un programme de « pureté ethnique ». Enfin, elle termine en exposant une réflexion autour du temps infini du génocide. Un temps infini pour les victimes parce que la douleur ne s’estompe jamais et que le négationnisme vient prendre le relai du crime. S’en suivent de nombreuses questions de la part des différentes parties. Un certain nombre porte sur les juridictions Gacaca, des tribunaux communautaires villageois ayant jugé plus de deux millions de personnes et visant à la mise en place d’une justice transitionnelle. Sur questions des conseils de partie civile, Hélène Dumas développe également la position de l’administration dans la commission du génocide et notamment la porosité entre les différents échelons de cette organisation politique, permettant justement l’efficacité du génocide. L’audition de Madame Dumas est interrompue et repoussée à la journée du lendemain afin de pouvoir procéder au témoignage du Professeur Thierry Baubet, cité par le CPCR, chef de service à l’hôpital Avicenne et spécialiste en traumatismes psychiques. Il définit le traumatisme et la dissociation traumatique qui contribue à expliquer les troubles mnésiques des victimes. Maître Forman lui demande ensuite si l’on peut considérer que tous les dires d’un rescapé ayant vécu un syndrome post-traumatique sont à rejeter. L’expert explique à la Cour que si les récits de rescapés peuvent effectivement être sujets à certaines incohérences, dues au traumatisme et au temps qui s’est écoulé, il ne faut pas considérer que l’ensemble de ce qui est dit est inexact. Me Biju-Duval, avocat de la défense, revient sur cette réponse en soutenant qu’effectivement les témoignages peuvent être sujets à des altérations involontaires, ce qui demande donc au jury de faire preuve d’une attention toute particulière lors de leur analyse. Toutes les questions ayant été posées, l’audition du Professeur Baubet se termine. Pour conclure la journée, le président Lavergne reprend l’entretien de personnalité de Laurent Bucyibaruta en lui posant des questions sur sa famille et sa belle-famille.

Le vendredi 13 mai, l’audition d’Hélène Dumas reprend. Plusieurs questions lui sont posées par le Ministère Public sur l’organisation et l’action de l’administration. Est notamment évoquée l’utilisation d’engins appartenant au Ministère des transports afin de creuser des fosses communes ou de détruire des bâtiments-refuges pour les Tutsi. L’avocat général la questionne ensuite sur le rôle des barrières, lieux très stratégiques dans la perpétration du génocide car elles permettaient d’arrêter les véhicules, de contrôler l’identité des passagers et de les assassiner s’il s’avérait qu’ils étaient Tutsi. Après plusieurs autres questions, la défense prend le relai de l’interrogatoire. Maître Biju-Duval lui demande s’il n’est pas préférable de ne pas faire de généralités et de ne pas considérer que tous les représentants de l’administration ont participé activement ou tout du moins soutenu le génocide. Hélène Dumas lui répond qu’effectivement il ne faut pas avoir de vision manichéenne des évènements, mais que dans les cas où des autorités se sont opposées aux massacres elles ont été destituées ou assassinées. Elle rappelle que si ces situations ont effectivement existé, ce sont des cas très rares. Le conseil de Laurent Bucyibaruta la questionne ensuite justement sur le rôle de ces différentes autorités et sur la possibilité que l’accusé ait été évincé officieusement de ses fonctions par d’autres potentats locaux. L’historienne lui répond que si la possibilité existe, ce n’est pas le cas ici à sa connaissance. S’en suivent plusieurs questions de Me Biju-Duval sur des documents administratifs de l’époque, demandant à l’experte d’apporter un éclaircissement sur le contenu de ces derniers. A chacune de ces interrogations, Mme Dumas va rappeler qu’il est impossible d’analyser un document de façon isolée et qu’il convient de les mettre en relief conjointement et de les apprécier au regard d’autres éléments (faits, témoignages, …). A ce titre, elle ne s’estime pas en mesure de pouvoir répondre consciencieusement aux questions qui lui sont posées. Le dernier après-midi de cette première semaine d’audience est dédié au visionnage de plusieurs documentaires vidéos. Le premier, « Une République devenue folle », est versé par le CPCR. Ce dernier ne sera pas visionné entièrement par la Cour car le format donné était incomplet. Le second, « Rwanda, Untold Story » de la BBC, versé par la défense, a amené des réactions plus controversées. En effet, dès sa sortie, le documentaire a soulevé des polémiques, l’accusant de créer une confusion entre les différents éléments historiques et ainsi de faire de la désinformation. C’est pour porter ces considérations à la connaissance de la Cour que Me Forman s’est dirigé à la barre dès la fin de la projection. Il a rappelé que le point de vue pris dans le documentaire est très orienté et que les universitaires cités n’ont jamais publié de travaux à cause du manque de crédibilité des informations qu’ils avancent. Plusieurs conseils des parties civiles soutiennent également que si ce documentaire avait été diffusé sur les chaînes françaises, il aurait pu être qualifié de négationniste, délit puni depuis la nouvelle version de la loi sur la liberté de la presse (entrée en vigueur le 27 janvier 2017) d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, en ce qu’il « décolore le génocide ». Me Biju-Duval pour la défense réagit d’emblée en soutenant qu’il n’a pas procédé à la diffusion du documentaire pour dire si les éléments étaient véridiques ou non mais pour apporter des éléments d’information et de réflexion. Il déclare que ces derniers peuvent permettre d’apprécier la crédibilité des témoignages entendus en apportant des éléments de compréhension du contexte dans lequel les témoins s’expriment, à savoir s’ils peuvent parler librement, spontanément et sincèrement. Le Président conclu ces échanges en appelant à réfléchir sur la notion de nuance. La semaine se termine enfin avec la diffusion d’un dernier documentaire réalisé par Luc Wiseman, « Après le sang, l’espoir », qui ne fera l’objet d’aucun commentaire par les parties.

 

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