IBUKA FRANCE

Mémoire, Justice et Soutien aux rescapés du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994

LE GÉNOCIDE DES TUTSI EN 1994

1 – Histoire du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 (Marcel Kabanda)

Souvenons-nous du génocide des Tutsi

En l’espace de vingt ans, l’histoire du génocide des tutsi du Rwanda a fait l’objet de plusieurs études et de nombreuses publications d’essais et de fictions, de création artistique et cinématographique. La recherche est néanmoins loin d’être terminée. Plusieurs fonds d’archives sont encore inaccessibles. Nombre de rescapés n’ont pas encore raconté leur histoire. Aucun génocide n’est compréhensible et pas un seul ne devrait l’être. Mais dans le cas du Rwanda, ce qui intrigue et rend problématique toute réconciliation, est la double proximité entre les bourreaux et les victimes. Dans l’espace, ce sont des voisins qui ont tué ou livré aux tueurs d’autres voisins. Les rwandais avaient une carte d’identité mais pour identifier, sur toutes les collines, celles et ceux qui portaient une carte d’identité tutsi ainsi que leurs enfants en bas âge, la collaboration des voisins a été déterminante. Sur le plan culturel, la distinction entre Hutu et Tutsi est sans fondement. Ils parlent tous la même langue et prient de la même manière les mêmes divinités. Si les mots « Hutu » et « Tutsi » sont bien rwandais, on retrouve aussi les deux catégories dans un même clan, une réalité aussi bien rwandaise.

Les origines du génocide

C’est par le regard des européens qui à la fin du XIXè siècle que la société rwandaise s’est trouvée scindée en deux races, celle des vrais nègres et majoritaires, les Hutu et celle des « faux » nègres, une minorité d’envahisseurs d’ascendance hamitique venue du Caucase, les Tutsi. Alors qu’elle est d’abord posée comme une hypothèse, l’origine extra-africaine des Tutsi a pris la forme d’une réalité historique par la pratique des missionnaires et de l’administration coloniale belge qui ont cru devoir s’appuyer sur leur supériorité supposée sur les Hutu pour évangéliser et diriger le pays. Deux observations à ce sujet. Premièrement, seule une infime minorité de Tutsi a eu accès à l’école des missions et associé à l’exercice de l’autorité de l’administration de la colonie.

Deuxièmement, si l’élite tutsi de création coloniale n’a pas eu l’intelligence de remettre en cause le mythe de leur origine hamitique, on peut comprendre que les Hutu considérés alors comme de vrais nègres avec ce que tout cela impliquait dans l’imagerie occidentale, d’infériorité psychique et d’incapacité intellectuelle, aient légitimement nourri un immense sentiment de frustration. Les européens avaient tordu l’histoire du Rwanda, les Rwandais n’ont pas cherché à la redresser. Fétichisation de l’écrit ou de la parole du blanc ? Opportunisme politique ? Dans les années 1957, le vent de la revendication des indépendances atteint le pays des mille collines portée par la roi du Rwanda et l’élite Tutsi. Le pays est agité par des débats parfois musclés sur les projets d’avenir du royaume. On assista à la résurgence du discours colonial sur le mythe d’une colonisation « hamitique » imposée à un « peuple bantou ».

La conclusion s’imposait : la décolonisation devait se dérouler en deux phases, l’occupant hamite devant partir avant le colon blanc. Avec la complicité d’une église catholique agissant au nom de l’idéal de la justice sociale, les leaders de la cause d’un peuple bantou opprimé allaient déclencher une révolution sociale qui très vite prit l’allure d’un nettoyage ethnique. Elle n’a pas seulement visé le régime et ses serviteurs. L’exil du roi et la destitution des chefs de territoires a été accompagné par l’incendie des maisons des Tutsi de toutes les conditions, le pillage de leurs biens, les atteintes corporelles ayant, dans plusieurs centaines de cas, entraîné la mort. Nombre de Tutsi prirent le chemin de l’exil, d’autres, sous le prétexte que leur présence sur les collines était de nature à troubler l’ordre public, furent relégués dans la région insalubre du Bugesera.

Dès 1959, commencent des massacres de Tutsi : Le régime issu de la révolution de 1959 n’a pas tardé à confirmer la nature raciale de son fondement idéologique. A cet égard, deux épisodes méritent d’être rappelés. En décembre 1963, en réaction à un retour armé de quelques réfugiés, plusieurs centaines de Tutsi, femmes et hommes, sont massacrés sans distinction de conditions sociales et d’âge. Radio Vatican parla du plus terrible génocide systématique au cœur de l’Afrique depuis le génocide des Juifs. Le philosophe, mathématicien et prix Nobel, Bertrand Roussel dénonça « le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systémique auquel il ait été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis en Europe. Une dizaine d’années plus tard, en 1973, la chasse aux Tutsi prit principalement pour cible les jeunes des établissements scolaires secondaires, les agents de l’Etat et les employés du secteur privé. L’événement provoqua un deuxième flot de réfugiés et accentua la marginalisation des Tutsi au Rwanda.

De fait, en dépit du slogan de la politique de paix et d’unité, le régime issu du renversement du Président Kayibanda par un coup d’Etat militaire dirigé par son ministre de la Défense, le Général Major Habyarimana maintint et renforça les mesures de contrôle des Tutsi dans la société. Sous le prétexte de promouvoir la justice sociale, la deuxième république a veillé plus que la première à l’application de la mesure dite d’équilibre ethnique avec pour conséquence une limitation stricte des entrées des Tutsi à l’école secondaire, à l’enseignement supérieur et aux emplois, tant dans le secteur public que privé. Préoccupée uniquement de rendre le pays à ses propriétaires supposés, les Hutu, la révolution sociale de 1959 n’avait abouti qu’à remplacer une société de classe et d’inégalité par une autre.

La propagande anti-Tutsi

En 1991, le régime du Président de Habyarimana est secoué de toutes parts. A l’extérieur, les Tutsi condamnés depuis plus de trente ans à l’exil revendiquent le droit de revenir dans la patrie de leurs pères. A l’intérieur du pays, une large partie de l’élite hutu réclame l’ouverture politique, la fin du parti unique et de toute forme de discrimination. Sous la double pression de la guerre et de la rue, le régime de du Président Habyarimana entame de paix avec les rebelles et promulgue une constitution multipartiste.

Parallèlement cependant, il lance en sous mains une propagande ouvertement raciste visant à mobiliser les Hutu contre leurs compatriotes Tutsi. Ceux-ci sont accusés de tous les maux : accaparement des finances et du commerce, monopole de l’école et de l’emploi. Deux médias ont joué un rôle déterminant dans cette campagne de stigmatisation et de diabolisation des tutsi, le périodique Kangura (mai 1990 à mars 1994) et la Radiotélévision libre des mille collines (RTLM (juillet 1993 à juillet 1994).

A coups de clichés et de pseudo révélations de complots impliquant les Tutsi, une propagande féroce s’efforça d’accréditer l’image du Tutsi ennemi de l’intérieur et de l’extérieur, et de convaincre les Hutu que l’extermination des Tutsi était la condition de la vie, de la liberté et de la prospérité au Rwanda.
Le 7 avril 1994 marque le début de trois mois d’une violence sans précédent
Le 7 avril 1994, après six mois de piétinements dans l’application des accords d’Arusha signés en août 1993 par le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais, l’espoir de paix paraît très compromis. Les extrémistes voient dans ces accords une trahison inacceptable et le font savoir bruyamment. La communauté internationale s’impatiente mais manque de réagir. Le 6 avril 1994, le Président Habyarimana meurt dans l’attentat contre son avion. En bon ordre, les étrangers se retirent sous la protection des militaires et à bord d’avions dépêchés par leurs pays respectifs. Traumatisés par la mort de dix casques bleu belges assassinés le 7 avril au matin, les soldats que les Nations Unies avaient mis à la disposition du Rwanda pour aider à la mise en œuvre des Accords de paix, replient soigneusement leurs armes et évacuent un pays devenu l’enfer sur terre. Loin des regards, les sous la coordination des administrations territoriales et avec l’appui des forces de sécurité, les milices Interahamwe érigent des barrières.

Armées d’armes à feu, d’arcs, de flèches, de grenades et de machettes, elles mettent le pays en coupe réglée, pillant, violant et tuant. La saison des machettes durera trois mois. Pour donner le cœur à l’ouvrage et rationnaliser l’absurdité des meurtres, une station de radio, la RTLM, est à la manœuvre. Animée par des journalistes professionnels, cette station dont l’appartenance au régime de Habyarimana est confirmée par les listes des actionnaires, a l’avantage nous aider à donner un qualificatif au printemps 94 rwandais. La cible des tueries est choisie en fonction de critère physique, « Regardez donc une personne et voyez sa taille et son apparence physique (uko asa), regardez seulement son joli petit nez et ensuite cassez-le ». Il s’agit donc bien des Tutsi qui sont visés par la campagne de meurtres.

L’objectif de leur extermination est aussi clairement assumé et revendiqué avec exaltation. La fin des Tutsi est envisagée comme le grand soir, qui sous les tropiques a pris le nom tristement plus poétique de l’Aurore : « Notre pays donc, cette clique de Tutsi l’a endeuillé, mais je crois que nous approchons de plus en plus ce que j’appellerais l’aurore… l’aurore, pour les jeunes enfants qui ne le sauraient pas, c’est quand le jour naît. Donc quand le jour va naître… quand le jour approche… quand il va faire jour… nous sommes en train de nous acheminer vers une journée éclairée, vers une journée « où » nous dirons: “il n’y a plus un seul inyenzi (cancrelat, nom donné aux Tutsi pour les déshumaniser) dans le pays »… le nom inyenzi pourrait donc être oublié, s’éteindre définitivement… cela ne sera donc possible que si nous continuons notre élan de les exterminer». Ainsi, en trois mois, ce sont près d’un million de Tutsi et Hutu modérés qui trouvèrent la mort dans des souffrances atroces, sous les yeux passifs de la communauté internationale. par Marcel Kabanda, Président d’Ibuka France.

 

2 – Le génocide du Rwanda 1994 : les clefs de compréhension du génocide des Tutsi

Conférence de Jean-Pierre CHRETIEN et Marcel KABANDA organisée par le Maire de Bègles le 4 octobre 2013

D’avril à juillet 1994, est perpétré le troisième génocide du XXe siècle : celui des Tutsi du Rwanda. Selon l’ONU, au moins 800000 personnes y ont trouvé la mort en trois mois. A ce programme d’extermination des Tutsi se sont ajoutés des massacres des Hutu qui s’opposaient à cette horreur. En même temps qu’il s’apprête à commémorer le 20ème anniversaire de cette crise majeure, le monde s’interroge sur les raisons de la faillite éthique et politique qui l’a rendue possible. Pour nous, il va être aussi l’occasion de nous interroger sur l’attitude de notre pays à cette époque. Vingt ans après, que savons-nous et comment comprendre une telle logique de mort ? Il ne s’agit pas d’une fatalité ethnographique, mais d’une tragédie de notre temps jouée sur le mode d’un « travail » délibérément organisé par une classe politique suivant des méthodes modernes. Quels calculs et quelle idéologie peuvent expliquer la haine qui a déchiré une vieille nation africaine ? Quelle propagande a pu construire une image du Tutsi, (le voisin, le collègue, le parent même) pour en faire la victime désignée (homme, femme, enfant) des violences les plus atroces et transformer des citoyens ordinaires en meurtriers de la pire espèce ? Autant de questions auxquelles les historiens Marcel Kabanda et Jean-Pierre Chrétien, spécialistes de la région, chercheront à répondre. Cette conférence à deux voix ponctuée de pauses littéraires et suivie d’un débat :
• Le génocide des Tutsi, une logique d’extermination : les faits et les acteurs.
• Le produit d’une propagande et l’héritage d’une idéologie de races
• Un projet politique extrémiste : le « Hutu power » et le bouc émissaire tutsi
• L’inaction internationale : aveuglement ou complicités ? Prolongements négationnistes

Voici l’intervention de Marcel Kabanda, Président d’Ibuka France : « Le génocide des Tutsi, une logique d’extermination : les faits et les acteurs ».

Au printemps de 1994, après six mois de piétinements dans l’application les accords d’Arusha signés en août 1993 par le gouvernement rwandais et le Front patriotique rwandais et censés reconstruire le pays sur un e base démocratique et sans discriminations, l’espoir de paix paraît très compromis. Les extrémistes voient dans ces accords une trahison inacceptable et le font savoir bruyamment. La communauté internationale s’impatiente. Le 6 avril 1994, le Président Habyarimana meurt dans l’attentat contre son avion.  Aussitôt, des barrières sont érigées dans la capitale, et rapidement aussi partout dans le pays. Le génocide commence, il durera trois mois et fera plus d’un million de morts. Sont visés les Tutsi dans leur ensemble et des Hutu de l’opposition identifiés à des « complices ». Loin du cliché des atavismes tribaux ou de la sauvagerie naturelle supposée des sociétés africaines, le côté répétitif des massacres et le choix des cibles sont significatifs d’un massacre de masse savamment ordonné. Dans un premier temps, les autorités hutu démocrates (à commence par le Premier ministre Madame Uwilingiyimana) sont exécutées pour faire disparaître tout obstacle sur le chemin du groupe militaire et politique qui prend le pouvoir le 9 avril : sous l’intitule de « gouvernement des sauveurs » se cache à peine une équipe extrémiste. Par ailleurs le meurtre de dix Casques bleus belges entraîne le départ d’une grande partie de la force des Nations unies, la Minuar. Le champ était libre A Kigali, les tueries débutent dès le 7 avril au matin : le couvent des Pères Jésuites est attaqué par un groupe de militaires qui forcent les portes des chambres. Un prêtre hutu est séparé du groupe et autorisé à quitter les lieux. Les autres sont tués, ainsi que cinq prêtres diocésains qui étaient de passage, puisqu’ils étaient Tutsi.  Deux jours plus tard, une scène similaire se joue à la paroisse de Gikondo, au centre d’un quartier où les milice du parti MRND les Interahamwe, font régner la terreur depuis février 1993. Des Tutsi, mais aussi des Hutu désorientés, s’y étaient réfugiés. Le 9 avril au matin, des militaires et des miliciens armés de machette investissent les lieux. Les réfugiés, rassemblés dans l’église, sont contraints à sortir et à présenter leur carte d’identité. Quand celle-ci porte la mention « hutu », ils sont invités à retourner chez eux. Les Tutsi, au contraire, sont massacrés sans distinction d’âge ou de sexe. Témoin de l’événement, un officier polonais de la MINUAR décrit ce massacre froid et horrible. Les militaires rwandais utilisent leurs fusils automatiques. A la machette, les miliciens entaillent les bouches, coupent les bras, les têtes, mutilent les parties génitales des hommes comme des femmes. Les cartes d’identités sont rassemblées dans un tas et brûlées. Les Tutsi doivent disparaître sans laisser de traces. Le lendemain, les Interahamwe reviennent achever des blessés cachés dans une chapelle[i]. La « guerre » qui commence ainsi est clairement un génocide De fait tous les lieux et tous les milieux sont concernés.

Dans les campagnes, la violence commence par des brouhahas, des jets de pierres sur les maisons des Tutsi, des hommes qui courent dans tous les sens, des incendies de maisons, des actes de pillage, des nouvelles ou des scènes de massacres.  Devant les enfants, les pères de familles sont tués tandis que les mères sont violées. Terrorisés, les Tutsi sortent de leurs maisons, cherchent refuge chez des voisins qui refusent de leur ouvrir la ou n’acceptent de garder sous leur toit les fugitifs que pour quelques jours, parfois quelques heures.

En quelques jours, les Tutsi vont se retrouver dans des lieux de refuge où ils ont été piégés et massacrés en masse. Le génocide des Tutsi a étonné le monde par la vitesse de production du meurtre. Plus d’un million de femmes et d’hommes ont été tués en moins de trois mois. Mais il y a d’autres éléments pour apprécier cette performance.

Dans ce pays rural à plus de 90%, dont l’habitat est dispersé (des « collines » sans villages), les Tutsi habitaient avec les Hutu et sur la totalité du territoire. Leur extermination supposait de les identifier, de les extraire des collines, de les empêcher de sortir du territoire et de les rendre « disponibles » au meurtre de masse en les regroupant. Une stratégie alliant la terreur et le mensonge a conduit les Tutsi à se regrouper. Sous le prétexte de mieux les protéger, les Tutsi sont incités à se réfugier dans des lieux publics (écoles, dispensaires, églises, stades…). Sur les appels lancés très tôt par la RTLM, les frontières ont été fermées. Sur les routes, les milices avaient érigé les barrières et contrôlaient les passants par le moyen de la carte d’identité. Encouragés par les responsables de l’administration locale, munis de maigres provisions, nombre de Tutsi ont atterri par familles entières dans des lieux où ils ont été totalement décimés, permettant ainsi aux tueurs de réaliser les conditions d’un massacre de masse. Comme disait un bourgmestre de la préfecture de Butare, en prenant une image des travaux agricoles : Ujya gutwika urwiri ararwegeranya, littéralement : « pour lutter contre le chiendent, tu l’extrais de la terre et tu le brûles ». Cette séquence qui rappelle l’extermination des Juifs d’Europe telle qu’elle est décrite par Hillberg, a été partout reproduite.

Un exemple dans une bourgade proche de Kibuye, à l’ouest du pays : le maire a rassemblé les réfugiés Tutsi dans la salle polyvalente de la mairie. Les lieux sont gardés par des gendarmes dépêchés du chef-lieu de la préfecture (Kibuye). C’est rassurant. Le dimanche 10 avril, le maire tente de convaincre le curé de la paroisse voisine de lui envoyer les Tutsi qu’il a accueillis au presbytère, sous le prétexte de leur assurer une meilleure protection. Comme s’ils survenaient de nulle part, les miliciens attaquent la mairie le lendemain au matin. Sous les yeux du maire et des gendarmes qui restent l’armée au pied, ils sortent l’officier de police Tutsi du véhicule des gendarmes et l’égorgent. Le signal est donné. Ils arrosent la salle polyvalente d’essence et y mettent le feu. Ils investissent le centre de santé, identifient les Tutsi, sans ménagement ils sortent de leurs lits et les massacrent.

Quelques jours plus tard en effet, sur le conseil du préfet et du maire, à bord d’un minibus en location, les réfugiés du presbytère sont conduits à Kibuye. A Kibuye même, le témoignage du médecin allemand Wolfgang Blam est accablant sur la responsabilité de cadres locaux de l’administration dans le regroupement et la mise à mort des Tutsi.  Le 12 avril, explique-t-il, le téléphone est coupé, une dizaine de milliers de réfugiés, refoulés de la campagne par des miliciens se retrouvent dans le stade de football, à la paroisse et à l’hôpital. Le 15 avril la moitié des habitants de deux quartiers sont tués,. Les 19 et 20 avril, grenades et rafales d’armes à feu ouvrent la tuerie des 5 000 personnes entassées sur le stade. Un médecin, responsable « régional » de la santé, mais aussi leader des miliciens, explique que « cette masse d’opposants et de sympathisants des rebelles devait être vue comme un danger pour la population de la ville ».

En quelques jours presque tous les Tutsi de Kibuye sont éliminés, soit 20% de la population locale. A la fin de mai tout était normal : l’ordre régnait à Kibuye[1]. Le 10 avril 1994, un millier de Tutsi terrorisés se réfugient dans l’église paroissiale de Kibeho. Ils y sont sous la protection dérisoire d’un prêtre. Ils essuient une première attaque le 13 avril. A coup de pierres, mais au prix de quelque 200 morts, ils parviennent à la repousser.

Le lendemain, la résistance de ces « ennemis » retranchés dans l’église est brisée par l’intervention des militaires. Le 14 avril, sous la conduite du bourgmestre, les Interahamwe, revêtus de feuilles de bananiers, parure d’une danse agricole traditionnelle et symbole de la « race paysanne des Bantous défricheurs », achèvent le « travail » suivant le scénario habituel. Les survivants sont brûlés vifs dans l’église le 15 avril. Dans les lieux de regroupement, le scénario toujours le même. Dans un premier temps, on fait semblant de les rassurer de les rassurer. L’accès est ouvert, quelques gendarmes ou policiers en armes sont présents sur les lieux. Les réfugiés peuvent s’approvisionner en eau et en aliments. Peu à peu les conditions se durcissent. Les sorties sont interdites. Les conduits d’approvisionnement en eau sont coupés. Les plus faibles, surtout les enfants et les personnes âgées commencent à mourir de déshydratation. Peu à peu, même les plus valides s’épuisent. C’est à ce moment que les miliciens surgissent de nulle part. Armés de machettes et de massues, ils encadrent les lieux et prennent le contrôle des issues.

Les militaires ou les gendarmes lancent des gaz lacrymogènes et des grenades ou tirent sur la foule. A l’intérieur, on imagine l’affolement et les bousculades. Comme des mouches, les gens meurent, atteints par les balles, les éclats de grenades ou piétinés. Ceux qui tentent de sortir sont interceptés par les miliciens qui les massacrent à la massue et à la machette. En fonction du nombre de femmes et d’hommes à tuer, la fusillade peut durer quelques heures. Et lorsqu’enfin les militaires s’arrêtent de tirer, les miliciens prennent le relais, pénètrent dans l’église ou dans le stade transformés en boucherie. A la massue ou à la machette, ils donnent le coup de grâce aux blessés. Puis, après avoir détroussés les morts, ils se retirent, laissant la place aux corbeaux et aux camions des services des Travaux publics chargés de d’évacuer les corps et de les acheminer vers les fosses communes. Dans certains cas, la volonté d’extermination à la machette et le désir d’écrasement au moyen de la massue se sont accompagnés d’une exceptionnelle cruauté allant jusqu’à écraser les bébés sur les murs des maisons devant leurs mamans.

On y retrouve aussi une singulière obsession à humilier et à déshumaniser les victimes. Elles devaient être convaincues qu’elles ne sont rien d’autres que des cafards, ne valant rien, qu’ils ne font pas partie de l’humanité. Du coup, il n’était pas seulement aisé de les tuer, mais les tueurs s’assuraient que les survivants perdaient toute leur fierté. Les actes d’humiliation ont particulièrement touché les jeunes filles et les femmes Tutsi. Le génocide des Tutsi a été marqué par un nombre impressionnant de viols. Le corps de la femme a été transformé en véritable champ de bataille. Parmi les armes, le sexe, la baïonnette et parfois les tessons de bouteilles. Les témoignages font état de viols collectifs et publics et de mutilations sexuelles. Sous le prétexte de les sauver de la mort, des hommes ont contraint des mères à leur confier leurs filles qu’ils ont transformées en esclaves sexuels.

Après des semaines de souffrances, certaines ont été tuées. Les survivantes sont des personnes complètement détruites. Les unes sont handicapées par des blessures mal soignées, les autres élèvent des enfants nés du viol. On mesure toute la difficulté de la reconstruction, l’injure que constitue le dénie, le défi du vivre ensemble au Rwanda. Contrairement à ce que le gouvernement de l’époque voulait faire croire, les massacres ne relèvent donc ni d’une « colère populaire spontanée », que des voyous auraient fait dégénérer, ni d’un réflexe « tribal » fondé sur une haine pluriséculaire. Ils s’inscrivent dans une politique délibérée et dûment organisée. Il est également clair qu’en dépit de la propagande, il ne s’agit pas d’une guerre contre les combattants du FPR. Il s’agit de tuer massivement les Tutsi, les bébés y compris.

Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi massacrées en quelques jours : 20 000 à la paroisse de Cyahinda, 35 à 40 000 à Karama (en préfecture de Butare). À Ntarama, à Nyamata, à Rukara, à Zaza (à l’est de Kigali), on a pu voir en mai 1994 ces milliers de corps joncher le sol, atteints à la tête, au cou, aux chevilles, aux bras. À Nyamata, entre le lundi 11 avril et le samedi 14 mai, environ 50 000 Tutsi, sur une population d’environ 59000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9h30 à 16 heures. Les tueurs participent à de véritables battues dont les gibiers sont les « cafards », un « travail » bien fait que l’on revient parachever le matin s’il n’est pas terminé le soir[2]. Publiquement, les organisateurs des massacres parlent d’une « guerre finale », Intambara rurangiza , ils rêvent d’un jour où il n’y aura pas de Tutsi au Rwanda. Ils l’appellent l’Aurore (comme « l’Aube dorée » des néo-nazis grecs) ! Les animateurs de cette campagne d’extermination sont parfaitement conscients de ce qu’ils font. En lieu et place d’une colère spontanée, c’est un souci d’occultation qui affleure.

Le déni et la justification se mêlent dans les émissions de la RTLM., rappelant le mot de Himmler, sur cette « page glorieuse de notre histoire n’a jamais été écrite et ne le sera jamais ». Le déni du génocide a accompagné sa réalisation. Pour réagir aux accusations internationales, la RTLM explique que c’est le FPR  qui pratique un « génocide », thème qui sera ensuite repris par le courant négationniste. Les émissions de la RTLM ne laissent aucun doute sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un chaos Il fallait viser « les hommes au joli petit nez et le casser ». Cette sélection atteint un degré d’horreur inégal – et significatif –  pour les couples mixtes, qui étaient extrêmement nombreux. Dans son enquête le chercheur américain Scott Straus montre que plus des deux-tiers des tueurs avaient des Tutsi dans leur famille par le jeu des alliances[3]. L’option politico-idéologique a donc été plus forte que les solidarités familiales et ne relève pas d’une solidarité ethnique basique. Les enfants de mère hutu ont été massacrés parce que leur père était Tutsi.

Ceci dément l’image faussement naïve selon laquelle les mariages mixtes ont généré des positions « équilibrées » où l’on aurait à gérer des victimes « dans les deux camps » parmi ses proches. Le génocide a plutôt suscité des situations tragiques où des victimes et des bourreaux cohabitent dans une même famille. Il faut insister sur le fait que ce ne sont pas « les Hutu » qui ont tué « les Tutsi », mais, comme nous allons le voir dans les exposés qui vont suivre, une machine politique extrémiste qui avait choisi de faire des Rwandais étiquetés comme Tutsi le bouc émissaire de toutes les difficultés rencontrées par le pays.
Pour aller plus loin, lire « Avril à Juin 1994, trois mois du génocide » sur le site du CPCR, cliquez ICI
3- Histoire du génocide des Tutsi par la CNLG (Commission Nationale de Lutte contre le Génocide) sur les Preuves de planification du génocide contre les Tutsi de 1991-1994

Un document-livre de 498 pages est consigné sur le site de la CNLG, ICI

[1] W. Blam, « Témoignage à Kibuye. Le génocide comme instrument politique ‘moderne’ », traduction, in J.-P. Chrétien, Le défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi : 1990-1996, Paris, Karthala, 1997, pp. 101-121. [2] J. Hatzfeld, Une saison de machettes,, Paris, Le Seuil, 2003.
[3] S. Straus, The Order of Genocide. Race Power and War in Rwanda, Ithaca, Cornell University Press, 2006, p. 128.

[i] Major Maczka,, in  L. Melvern, Complicités de génocide. Comment le monde a trahi le Rwanda, Karthala,.2010,  233.

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